TYKHO MOON : PARIS RECONSTRUITE – INTERVIEW SUPERVISEUR VFX

Interview qui devait être initialement publiée dans le magazine FOCUS #2.

L’histoire :
Sur la Lune, dans une colonie, réplique grossière de Paris, le président-dictateur Mac Bee lutte contre la maladie et des tueurs qui peu à peu déciment sa famille. C’est alors que l’on retrouve la trace de Tykho Moon, le seul qui puisse freiner la maladie du dictateur. Mac Bee envoie ses troupes de miliciens et d’infirmiers à sa recherche.

Fiche Technique

Acteurs principaux : Michel Piccoli, Jean-Louis Trintignant, Richard Bohringer, Yann Collette, Julie Delpy, Johan Leysen et Marie Laforêt.

Genre : Science-Fiction
Durée : 1h42
Sortie : Mars 1997

Au cinéma, il y a parfois des plans qui marquent, des plans qui dégagent une telle force, qu’ils nous procurent une foule de sentiments divers et variés. En effet, la composition d’un cadre peut susciter et transmettre plusieurs émotions aux spectateurs.
L’intensité d’un regard, par exemple, peut traduire une détermination, une envie irrépressible de survivre, un profond désespoir ou un bonheur absolument, tandis qu’un simple geste peut vous réduire au silence ou bien vous apporter le réconfort dont vous avez besoin. Un plan, c’est aussi de la poésie, une certaine idée de la symétrie. Il peut troubler votre perception en jouant sur les échelles ou cacher des ressentis intérieurs : anxiété, solitude, incertitude…
Les couleurs également, ont leur importance. Elles vont embellir un environnement, lui offrir un charme enivrant, et à la fois signifier aux spectateurs la dangerosité d’un lieu ou, au contraire, nous accorder une évasion lyrique.

Dans Tykho Moon, il y a un plan qui nous offrent un peu de tout cela… Parlons-en !

Un film, un plan

Dans les œuvres d’Enki Bilal, on remarque un authentique amour pour l’architecture. Que ce soit dans ses bandes-dessinées ou au cinéma avec Tykho Moon ou Immortal, Ad Vitam, il imagine toujours un futur délabré où se mêlent présent & passé avec grâce et poésie. C’est le cas dans Tykho Moon et ce plan où les plus beaux monuments parisiens sont réunis dans un Paris futuriste (voir image ci-dessous), reconstitué sur la Lune par le dictateur Mac Bee (Michel Piccoli).

La mémoire est un des thèmes phares du réalisateur. À travers ce plan, c’est toute l’Histoire de France qui est représentée, dans toute sa grandeur, dans toute sa gloire, dans toute son âme.
C’est un plan qui incite aussi au voyage… En fixant l’image, on sillonne certaines des époques les plus glorieuses de France. Enki Bilal invite à une traversée historique, culturelle, religieuse et politique de la nation française.
Louis XIV, Napoléon, Gustave Eiffel… autant d’hommes qui ont fait de notre capitale un symbole d’Histoire que le monde entier nous envie. Et c’est peut-être pour cela que même un dictateur mégalomane comme Mac Bee se réfugie derrière ces édifices, qu’il rebâtit pierre par pierre le Paris d’antan. Car, dès lors qu’on érige des monuments d’une noblesse et d’une valeur historico-religieux ou des centres institutionnels de qualité, l’on devient un état dont on se souviendra durant des siècles. De facto, on se remémorera le nom de son bâtisseur, de l’homme à l’origine de ces virtuosités.
Ainsi, il sera lui-même inoubliable…

Pour parler de ce plan, de sa symétrie et de sa conception, je vous propose un entretien avec le superviseur VFX du film, Stéphane Bidault.

INTERVIEW AVEC STÉPHANE BIDAULT, SUPERVISEUR VFX

On constate une certaine symétrie dans la disposition des monuments, cette symétrie était-elle voulue ou avez-vous disposé les éléments un peu au hasard jusqu’à trouver le plan parfait ?
Enki est un visionnaire. L’image, la conception graphique, c’est son métier, donc il avait déjà des idées précises sur la construction du plan. J’avais donc des indications à suivre. Il avait élaboré en amont des concepts sur la disposition des monuments. Mon travail consistait à fournir les photos des éléments correspondants (monuments) qui pouvait fonctionner techniquement et artistiquement, en gardant en tête les croquis plus ou moins aboutis d’Enki. Il fallait par exemple un axe de lumière cohérent, une perspective correcte pour lui proposer des mises en place plus concrètes. Ensuite, nous échangions ensemble sur la disposition précise de ces éléments et sur la symétrie de l’image. Cela s’est fait au fil de nos séances de travail, toujours dans la logique d’Enki. Il voulait réellement un plan emblématique.

On peut constater que sur ce plan, la Tour Eiffel est en partie amputée tandis que les autres monuments sont intacts. C’est un choix délibéré, pour que la Dame de Fer puisse rester dans le cadre, à la hauteur de l’Arche ?
Avoir une Tour Eiffel entière aurait déséquilibré l’image et la composition aurait été bien différente et disproportionnée. Narrativement parlant, de plus, l’objet de ce plan était de montrer la mégalomanie du dictateur et son envie de faire revivre Paris sur la Lune, dans une grossière réplique inaboutie.

Une fois que tout ceci est défini, comment vous créez un tel plan en CGI ?
Nous mixons différents éléments, filmés ou photographiés. Le plan de base ici est le plan avec les deux comédiens sur la terrasse et un fond vert devant eux qui permettaient de les détourer. Nous avions ensuite les différents monuments, qui étaient eux des éléments séparés, qu’on appelle des « plates ». Nous les positionnons alors dans l’espace pour créer l’image finale. Ce sont des effets visuels.
À l’époque, nous utilisions le logiciel FLAME, un outil dédié au compositing (permet de mixer plusieurs éléments et de les mettre ensemble dans une même image). C’était ce qui ce faisait de mieux dans les années 90.

Le travail consiste à créer une image crédible en amenant tout ce qui fait la réalité d’un paysage : nuages en mouvement, brillances sur un monument, etc…

Avant cela, êtes-vous allé sur place pour prendre des photos des monuments ou les avez-vous créés manuellement sur ordinateur ?
Au départ, je travaillais sur des images prises sur internet afin de caler les choses. Par la suite, j’ai été sur place pour prendre des photos des monuments sous divers angles. Il nous fallait des prises de vues avec des directions de lumières bien précises. La difficulté était d’avoir les monuments dans le bon axe : avoir le sacré en hauteur, par exemple.
La Tour Eiffel a dû être beaucoup retravaillée pour avoir son aspect final. Enki était assez directif et savait précisément ce qu’il voulait. On procédait par des étapes assez classiques d’aller-retours graphiques. Je travaillais un matte painting (procédé de création de décor numérique) de la Tour Eiffel en retirant certaines parties supérieures et en rajoutant des éléments qui donnent l’impression qu’elle est en construction. Les choses ont été affinées au fur et à mesure de ses remarques.

Vous n’aviez pas construit de maquettes pour avoir, peut-être, une meilleure idée de l’ensemble ?
Non nous n’avons malheureusement pas eu ce luxe. Cela aurait été formidable, mais non. Le budget de Tykho Moon n’était probablement pas suffisamment conséquent pour se permettre une telle chose.

Pour avoir une idée, juste pour ce plan-ci, combien d’heures ou de semaines de travail ?
Environ trois semaines. On passe par énormément d’étapes : échanges, recherches, ébauches, élaboration, etc… Quand je revois ce plan, je me dis qu’avec les moyens dont nous disposons aujourd’hui, il sortirait évidemment de meilleure qualité et bien plus rapidement. À l’époque, en 1996, même si nous possédions des stations de travail et des logiciels très puissants, les temps de calcul étaient infiniment longs à chaque étape.

C’était un réel challenge de satisfaire un réalisateur aussi talentueux et exigeant que Enki.

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