FICTIONS DE L’HISTOIRE, DE L’ÉCRIT À L’ÉCRAN : RENCONTRE AVEC JACQUES SOHIER

Jacques Sohier, maître de conférences à l’Université d’Angers où il enseigne la littérature anglophone et la civilisation britannique, publie aux Editions Vérone un essai intitulé : Fictions de l’histoire, de l’écrit à l’écran. Il met ici en relation trois champs : l’Histoire, le cinéma et la littérature. Sept lectures de textes et leur vision filmique sont proposées pour mettre en lumière la problématisation de cet informulé et appréhender la présence de l’histoire.

Une rencontre passionnante avec un auteur engagé, autour de trois œuvres présentées dans son essai.

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce livre, qui met en relation l’Histoire, la littérature et le cinéma ?
J’ai voulu montrer ce qui réunit ces trois champs bien plus que ce qui les divise. Ce qui les réunit forme une unité qu’on peut appeler « les fictions de l’Histoire ».
L’objectif était donc de se placer au cœur des tensions et des contradictions qui habitent l’écriture de l’histoire comme l’écriture romanesque ou cinématographique. En traitant des fictions de l’histoire, je souhaitais mettre l’histoire au cœur de la réflexion tout en l’abordant et en élaborant la matière historique par le biais de films.

Notre interview sera axé sur trois des sept chapitres qui composent votre essai. Nous parlerons de trois films que vous abordez :
. Marie Stuart, Reine d’Écosse de Josie Rourke
. Les Années Terribles de Richard Heffron
. Dark Shadows de Tim Burton.
Pour chacun de ces films, qu’est-ce qui vous a convaincu de les étudier au point de leur accorder une analyse ?

Disons que j’ai un intérêt pour les films dont la dimension historique est travaillée par les cinéastes qui mettent l’Histoire en scène.
Le film de Josie Rourke, c’est le contraste entre deux femmes au pouvoir qui m’a interpellé. La réalisatrice met en parallèle la destinée de deux reines, Marie Stuart et Elisabeth I. Je compare ainsi les périls de la royauté dans une opposition où la féminité de Marie Stuart semble, dans un premier temps, l’emporter face à la reine d’Angleterre, la reine vierge.
Le film de Richard Heffron m’avait marqué lors de sa sortie et cette relation entre Robespierre et Danton m’a conduit à vouloir en savoir plus sur la nature de leur lien mais également sur l’éthique publique de ces révolutionnaires, des concepts de vertu et de justice.
Enfin, Dark Shadows de Tim Burton est un long-métrage captivant parce qu’il met en scène deux grandes figures imaginaires remises au goût du jour. J’y analyse la dimension flamboyante du romantisme de Burton aux couleurs gothiques ainsi que l’aspect nostalgique du film.

MARIE STUART de Josie Rourke

J’aimerais revenir sur le conflit entre John Knox et Marie Stuart, car une question me taraude. Dans votre essai, vous citez l’historienne Hortense Dufour : « Si Marie Stuart avait fait égorger John Knox, elle serait devenue d’un seul coup aussi redoutable qu’Elizabeth Ier ». Vous pensez que le destin de Marie Stuart aurait été moins tragique si elle avait tué John Knox ?

L’historienne Hortense Dufour qui a écrit un livre intéressant sur Marie Stuart se livre à de la politique fiction en fantasmant le meurtre de John Knox qui, selon elle, aurait conforté le pouvoir de Marie Stuart. Rien n’est moins sûr, car John Knox était un personnage considérable dont la mort aurait pu mettre à feu et à sang Edimbourg et bientôt l’Ecosse. Le destin de la reine d’Ecosse n’aurait pas pour autant été moins tragique si elle s’était débarrassée d’un opposant, car dès son arrivée à Edimbourg ses Lords écossais rivalisaient entre eux et étaient prêts à sacrifier leur reine sur l’autel de leurs propres intérêts. La reine Elisabeth I a hérité d’un royaume que son père Henri VIII avait engagé dans la grande réforme du protestantisme tandis que Marie Stuart a hérité d’un royaume déchiré entre ses liens avec la France et la menace que faisait peser son grand voisin l’Angleterre qui voulait dominer l’Ecosse.

En opposition à cela page 36, il y a un doute soulevé sur son implication dans l’assassinat de son mari Lord Darnely. Quel est votre point de vue personnel sur ce passage flou de l’histoire de Marie Stuart ? Car, si elle a refusé de tuer John Knox et donc de refuser de devenir une Reine « sanguinaire », pourquoi aurait-elle fait supprimer son mari ?
On ne peut pas affirmer que Marie Stuart ait fait tuer son mari. C’est un cas intéressant où les événements historiques sont ambigus et laissent des marges d’appréciation. Si on ne veut pas l’accabler par-delà les siècles, on peut dire que les circonstances se sont retournées contre une reine qui recherchait une forme d’émancipation qui n’était plus à sa portée à ce moment-là de sa vie.

« La grande question historique est de savoir si Marie Stuart est impliquée dans le meurtre de son mari, si elle savait d’une façon ou d’une autre, si enfin c’était une meurtrière aussi vile que Lady Macbeth. La thèse du film est de construire une Marie Stuart innocente du meurtre de son époux, mais historiquement les analyses sur ce point sont partagées. Il crée au sujet de cette question un lieu d’indétermination qui sollicite l’imagination du spectateur. » 

Elisabeth I était une femme forte, indépendante, qui s’est toujours refusée à un prétendant. Le film le démontre d’ailleurs parfaitement. Cette course à l’héritier était sujet à dispute entre elle et certains de ses conseillers proches. Dans votre essai, vous évoquez la possibilité, à travers les écrits d’Hortense Dufour toujours, que la Reine Elisabeth fusse atteinte du syndrome Rokistansky-Kuster-Hauser qui la rendait probablement stérile. A-t-on des preuves de cela ?
Pour ce qui est du syndrome de Rokistansky-Kuster-Hauser, c’est une hypothèse que peu d’historiens osent évoquer, à part Hortense Dufour. Il n’y a pas de preuves tangibles, elles sont conjecturales. On évoque une malformation de la mère de la reine Elisabeth I, Anne Boleyn, qui avait une excroissance à la main droite. ll y a aussi des draps tachés de sang qui ont pu laisser penser que la reine Elisabeth I avait fait une fausse couche, ne pouvant mener un enfant à terme.

« Le manque d’enfant […] est étroitement associé à sa volonté de demeurer mariée à son peuple et à son royaume. La volonté d’indépendance de la reine peut aussi, en réalité, masquer une impossibilité d’engendrer. […] En tant que femme, la rivalité avec la Reine d’Ecosse en était avivée. » 

Page 41, on parle d’un complot contre la Reine Elisabeth Ier, esquissé dans le film. Certains comme Anthony Babington et ses amis subirent des actes de tortures évincés dans le long-métrage. Le film de Josie Rourke est-il trop édulcoré, selon vous ?
Etant donné la complexité de l’Histoire, on ne peut pas reprocher à un film de laisser de côté des atrocités qu’il est toujours possible de suggérer, à moins comme dans le film de Steve McQueen, 12 Years a Slave, de vouloir mettre à nu la violence, en l’occurrence de l’esclavage dans des scènes poignantes d’atrocité.

« Le jeune Anthony Babington et ses amis furent arrêtés et périrent dans d’atroecs tortures. […] Lord Bothwell est sans doute celui qui eut la destinée la plus tragique et la plus imprévisible. Après un temps de brigandage sur les côtes écossaises, il s’enfuit en Norvège, et fut emprisonné et enchaîné dans une cellule du château de Dragsholm, au Danemark, où il devint fou. » 

Je remarque aussi la manière cyclique des « guerres de religions ». À l’époque, nous avions les protestants, dans les années 1900 les juifs et aujourd’hui les musulmans sont les cibles d’attaque perpétuels. Comment vous pourriez expliquez ces changements de cible au travers l’histoire ?
Le critique René Girard a formulé dans ses livres des commentaires intéressants sur le phénomène bien connu du bouc émissaire qui permet aux sociétés de rechercher une unité impossible en désignant un groupe qui change à travers l’Histoire en permettant à la majorité de s’unir contre un ennemi.

LES ANNEES TERRIBLES de Richard Heffron

La relation entre Robespierre et Danton est-elle vraiment fidèle à la réalité ou le film a-t-il « romancé » certaines parties de leur histoire d’amitié ?
Les dialogues du film sont romancés avec finesse et il s’en dégage une essence, une densité qui fait écho aux grands moments historiques. C’est le rôle de la littérature et du cinéma de nous faire sentir et voir l’impalpable de l’Histoire dans ces moments qui appartiennent aux non-dits historiques. L’Histoire a conservé de ces deux révolutionnaires leurs grandes envolées et éloquence qui en disent beaucoup sur eux et sur la façon dont ils voyaient la révolution et leur rôle respectif. L’amitié révolutionnaire n’était pas un vain mot, elle les a reliés, ce que le film retranscrit assez justement, avant bien sûr que la situation n’évolue et les renvoie chacun à leur identité et préoccupations individuelles.

« L’intérêt du film réside dans ce rapport ambigu entre Danton et Robespierre. L’un veut la terreur et la vertu tandis que l’autre intervient trop tard pour freiner l’aboutissement du processus terroriste. […] Danton et Robespierre sont des alliées de circonstances. » 

La Terreur a été une période terrible de l’histoire. Vous dites que le film est simplifié, avez-vous quelques exemples à nous donner ?
Tout ce qui appartient à la dimension administrative de la Terreur mériterait des représentations filmiques qui montreraient l’emballement incontrôlé de la recherche du contre-révolutionnaire et sa logique folle. Quand on envoie à la guillotine des innocents comme Lucile, la femme de Camille Desmoulins, il faut s’interroger sur un processus qui tourne à vide. Ensuite, il y a toutes les exactions commises par les commissaires de la révolution à Lyon et à Nantes, et dans plusieurs régions, qui se sont arrogés des droits de vie et de mort exorbitants sur les habitants. Il y aussi la guerre contre les Chouans lors de laquelle des atrocités ont été commises.

Pour faire un parallèle avec l’actualité, Emmanuel Macron avait comparé le mouvement des GJ dans une tribune aux USA avec celle qu’ils avaient connu lors de la prise du Capitole. Il parle de la « nouvelle violence de nos démocraties ». Entre la haine de plus en plus forte des puissances fortunées, de la montée du populisme et du racisme, pour vous, est-ce qu’on pourrait revivre une telle période avec des objectifs différents ?
Je ne sais pas si on peut parler de « nouvelles violences » . Depuis Pierre Bourdieu et d’autres on sait que la violence symbolique est subie par les dominés bien plus que ceux-ci ne la mettent en œuvre. L’amertume et les injustices alimentent les fractures sociales qui ne peuvent se résoudre que par un « quoi qu’il en coûte » pour reprendre une formule du président Macron, formule qui fera date. Reste que la violence n’est pas une solution en ce qu’elle alimente un cycle qui n’en finit jamais.

DARK SHADOWS de Tim Burton

Le mythe du vampire inspire. Vous citez d’ailleurs plusieurs films de vampires avant d’entamer votre analyse de Dark Shadows. Qu’est-ce qui fait selon vous que ce mythe du vampire soit une source d’inspiration aussi grande, notamment pour Hollywood ?
Le mythe du vampire n’est pas prêt de s’éteindre car le suceur de sang vit presque éternellement. Il cristallise tellement de choses, qui touche à l’exploitation de l’homme par l’homme, au désir d’immortalité et à la sexualité, si bien que ce baiser de la mort fait dans le cou donne toujours le frisson.

Vous parlez de la nostalgie de Tim Burton que dégage le film également à travers le personnage de Barnabas Collins et du côté parodique de Dark Shadows, en liant les deux parfois. C’est la véritable force de cette œuvre ?
Oui, c’est à mon avis la force de ce film que de jouer sur plusieurs registres. Tim Burton associe la nostalgie et la parodie dans sa recréation d’un amour qui transcende le temps.

« Le scénario lui-même est nostalgique puisqu’il s’inspire en partie d’une série américaine à succès des années soixante qui porte le même nom. Le film regarde ainsi vers le passé d’une façon à la fois mélancolique, respectueuse et parodique. […] Sur le plan filmique, la nostalgie du film de vampires est aussi à entendre et à voir comme un retour aux sources de la tradition du film de vampire, un retour comportant de nombreux détournements et détours humoristiques. » 

Cette nostalgie, vous la percevez jusque dans la bande-son du film. Pouvez-vous, en quelques mots, nous expliquer comment ?
La bande-son du film est nostalgique à souhait. Elle utilise de grands classiques de la pop musique ou du rock. Tim Burton a même eu l’idée d’inviter le vrai Alice Cooper à chanter dans le film. Et Christopher Lee, qui joue le rôle d’un capitaine de bateau de pêche, apparaît avec en arrière fond la chanson d’Elton John, Crocodile Rock. C’est une façon parfaite de rendre hommage aux maîtres aimés en les invitant dans son film.

« C’est tout un univers mental fait de sonorités et de rythme bien connus que semble recréer Tim Burton par l’entremise de chansons choisies. La mémoire du spectateur a tout loisir de greffer ses propres souvenirs sur ces moments musicaux. Cela revient à ouvrir une porte sur le passé, comme le fait Barnabas Collins. » 

Tim Burton apporte son univers décalé à Dark Shadows, son style gothique, baroque de sa mise en scène jusqu’au choix des décors et des costumes, et sa manière d’appréhender le monde et sa folie. Un autre réalisateur aurait-il pu réussir un hommage efficace ou seul Tim Burton pouvait réussir une telle prouesse ?
Tim Burton réussit une belle prouesse, mais s’il s’agit d’évoquer le monde et sa folie, c’est David Lynch qui me vient à l’esprit. Dans Mulholland Drive et Lost Highway les glissements, substitutions et dérèglements entre l’histoire, la fiction et les rêves rendent un hommage au cinéma, mais c’est une autre histoire.

Fictions de l’histoire, de l’écrit à l’écran est vente dans toutes les librairies et sur les sites d’achat en ligne.
Merci à Maria El Kolli por cette rencontre et à Jacques d’avoir pris le temps de répondre à mes questions.


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