ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE AFGAHNE SHAHRBANOO SADAT : « Il est important que les autres gouvernements ne leur accordent pas de soutien, ni de reconnaissance. »

Alors que l’Afghanistan est abandonné et que les Talibans reprennent le pouvoir sur le territoire, les inquiétudes se tournent vers le sort réservé aux enfants et aux femmes dont l’avenir semble désormais incertain.
Des milliers de personnes ont pu être évacués, extradés du pays. C’est le cas de la réalisatrice afghane Shahrbanoo Sadat, qui nous livre aujourd’hui le récit de son extradition, nous confie ses craintes et appelle les Gouvernements à ne pas céder aux Talibans.

Avant de commencer cette interview, je voulais savoir comment vous allez ? Êtes-vous, vous et votre famille, en sécurité ?
Cela fait 20 jours que nous sommes à Paris maintenant. Nous allons bien. Nous faisons face à toutes sortes de sentiments, de pensées émotionnels et mentaux. Nous sommes en sécurité mais nous avons encore des membres de notre famille à Kaboul. Et nous sommes inquiets pour eux. Nous n’avons pas abandonné. Nous essayons de les faire sortir.

Il y a quelques semaines, vous avez pu être extradée du pays et rejoindre l’Europe avec l’aide du gouvernement français. Pouvez-vous nous dire comment cette extradition s’est déroulée ?
Beaucoup de gens essaient de m’aider. J’étais dans de nombreuses listes, dans toutes les listes possibles en fait. Certains voulaient seulement me sauver moi, mais je n’étais pas seule mais avec ma famille, mon acteur et mon ami. Nous étions 20 dans mon appartement depuis le 15 août jusqu’à notre départ pour l’aéroport. À la fin, seulement 10 d’entre nous ont pu partir et 10 sont toujours là-bas dans mon appartement à Kaboul. Nous avons essayé différentes portes et nous sommes restés autour de l’aéroport parmi des centaines de milliers de personnes sous le soleil et la nuit dans des files d’attente sans jamais avancer pendant 72 heures. Mon père avait des problèmes cardiaques et mon neveu n’avait que 4 ans et nous avons dû le porter sinon il aurait pu être écrasé par la foule. Les talibans ont frappé les gens et ont essayé de faire une queue correcte dans la foule, mais cela n’a pas été possible. Ils tiraient en l’air sans arrêt. Dans un moment de course, mon père est tombé et 10 à 20 personnes lui ont marché dessus. Je pensais qu’il était mort. Plus tard, nous avons vu des cadavres de personnes écrasées sous le poids de la foule.

Aviez-vous peur de vous voir refuser l’extradition ?
J’avais peur pour ma famille. Il n’y avait pas de problème pour moi. Tout le monde voulait me sauver. Mais ils n’ont offert qu’un seul siège. Et j’ai refusé deux fois des avions. Un avion américain quelques heures avant l’entrée des talibans à Kaboul et un autre était un avion danois le 19 août. Mon plan était d’être la dernière personne à monter dans l’avion, mais pour quelques raisons, ça ne s’est jamais produit et je n’ai pu sauver que 9 personnes de 17 membres de ma famille. J’avais peur pour ma sœur qui travaillait pour le gouvernement, pour mon autre sœur qui travaillait dans une ONG allemande et pour mon frère qui travaillait avec l’armée néo-zélandaise. Et j’avais peur pour mes parents parce que tout le monde savait qu’ils étaient mes parents. Même si personne ne pouvait me blesser, ils pouvaient facilement les blesser eux. Ma famille était mon point faible. J’ai dit à mon partenaire, il y a quelques jours, que j’avais quitté l’Afghanistan pour sauver ma famille. Et il m’a dit, en fait c’est l’inverse. Votre famille vous a sauvé parce que, autrement, vous ne quitteriez jamais l’Afghanistan.
Je vois des images de Kaboul et je suis gêné de ne pas être là avec eux dans les rues. Mais je suis aussi fier d’avoir au moins sauvé une partie de ma famille.

Comment vivez-vous cette situation et cette prise de contrôle de votre pays par les talibans ?
Je pense que la prise de Kaboul a été une surprise pour tout le monde mais aussi pour les talibans eux-mêmes. Ils ne s’attendaient pas à tout cela. Ce que je peux vous dire maintenant, c’est qu’ils ne peuvent pas garder Kaboul pour très longtemps. Ils ne sont pas préparés. S’ils ne reçoivent pas d’aide d’autres pays, ils ne seront pas en mesure de former leur gouvernement. C’est pourquoi il est important que les autres gouvernements ne leur accordent pas de soutien, ni de reconnaissance.
C’est un groupe terroriste. Ils sont dangereux. Je ne sais même pas pourquoi à chaque fois nous devons souligner que ce sont des terroristes. Mais la politique est si sale. Les gouvernements le savent, mais ils en profitent. Ils utilisent la situation à leur profit. Et c’est un jeu très dangereux et qui blessera tout le monde, tous les pays, tôt ou tard. J’ai le cœur brisé et je suis triste comme beaucoup d’autres en ce moment, mais je crois aussi à la résistance. Je suis optimiste de voir des images de Kaboul avec des femmes et des hommes manifestant dans les rues. Les talibans ne peuvent pas faire taire ces gens.

La France n’est pas un pays inconnu pour vous. En 2011, votre premier court-métrage Vice Versa One était sélectionné à La Quinzaine au Festival de Cannes. Puis, vous avez rejoint la Cinéfondation, où vous a écrit votre premier long-métrage, également en compétition à La Quinzaine en 2016. Cette tendresse entre vous et la France a toujours été là ?
La France a été le premier pays où j’ai voyagé seule après mes 18 ans. Et professionnellement, beaucoup de bonnes choses m’y sont arrivées. J’y ai mon producteur et mon monteur. Les deux personnes avec qui j’aimerais travailler jusqu’à la fin de ma vie. J’y ai beaucoup d’amis. Dans mes voyages partout dans le monde, chaque fois que j’entends des gens parler français, je remarque et écoute inconsciemment. La France est ma deuxième maison même si je vais maintenant vivre en Allemagne. Mais oui, j’ai un lien affectif avec la France.

À l’époque, avez-vous reçu des menaces suite à vos projets cinématographiques ?
Non ! Parce que l’art n’a jamais été pris au sérieux par les gouvernements afghans au cours des 20 dernières années et par aucun autre groupe. Les terroristes n’arrêtent pas de dire qu’ils sont contre les arts, et ils le sont. Mais ils disent ça en général. Les talibans sont contre moi parce que je suis cinéaste, mais cela ne veut pas dire qu’ils ont regardé mes œuvres. Ils s’en moquent. Je suis en danger.

En 2013, vous avez fondé votre propre société de production Wolf Pictures à Kaboul, que va-t-il se passer pour elle ?
Eh bien, évidemment, Wolf Pictures a disparu parce que je ne vis plus en Afghanistan et que ma société y était enregistrée. Mais d’une autre manière, je suis moi-même Wolf Pictures. Je continue à faire des films sous le nom Wolf Pictures ou tout autre nom. Je vais trouver des moyens et le rendre possible.

Quels sont vos projets aujourd’hui ? Et où souhaiteriez-vous tourner vos prochains films ?
J’ai tourné mes courts-métrages en Afghanistan, mais j’ai tourné mes longs-métrages au Tadjikistan, en Allemagne et au Danemark. Pour mon nouveau film, j’ai l’intention de tourner des intérieurs en Allemagne et des extérieurs ailleurs, cela dépend de l’endroit où je peux trouver des lieux similaires à Kaboul et du financement bien sûr. Même lorsque je vivais à Kaboul, je n’ai jamais pu y tourner mes longs-métrages. Parce que je voulais tourner avec une équipe professionnelle européenne et mon producteur et moi ne voulions prendre aucun risque pour eux. J’étais ennuyée au tout début, mais plus tard j’ai trouvé que c’était un défi très intéressant. Je suis une personne très intello quand il s’agit des détails. Mes deux derniers films ont été une très bonne pratique pour moi pour recréer l’Afghanistan dans un autre décor. J’ai beaucoup appris sur le département artistique et la conception de la production, sur les accessoires et les costumes. J’apprécie vraiment l’opportunité.

Je remercie la productrice Katja Adomeit, qui m’a proposé cette interview et Shahrbanoo Sadat d’avoir répondu à mes questions. Mes pensées l’accompagne dans cette période douloureuse.

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