LES CRIMINELS : ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR TURC SERHAT KARAASLAN

Sélectionné dans la catégorie Meilleur Court-Métrage au César 2022 (et en short list pour les Oscars 2022), Les Criminels est le nouveau film du réalisateur Turc Serhat Karaaslan. Après un passage au Festival Sundance 2021, pour lequel il a reçu le prix spécial du jury pour le Meilleur Scénario, Les Criminels poursuit sa route chez nous, en France.

Synopsis :
Tard dans la nuit, un jeune couple turc cherche un hôtel pour passer une nuit romantique. Ils se font constamment refouler car ils ne possèdent pas de certificat de mariage. Alors qu’ils pensent avoir trouvé une ruse, la situation dégénère…

Comment est né le projet « The Criminals » et l’envie de raconter cette histoire de deux jeunes amoureux qui cherchent une chambre d’hôtel pour faire l’amour ?
C’est basé sur une histoire vraie, quelque chose de similaire m’est arrivé quand j’étais plus jeune. L’idée était dans ma tête depuis longtemps et je cherchais la meilleure façon de raconter cette histoire.
Une fois que j’ai créé le personnage de l’agent de sécurité, l’atmosphère du scénario a changé et est devenue beaucoup plus sombre. Cela m’a donné l’occasion de mélanger les genres. Faire un film social réaliste avec des éléments de thriller et d’horreur était passionnant.
En outre, je voulais faire quelque chose sur la jeune génération en Turquie. Qu’est-ce que cela fait de vivre en Turquie aujourd’hui en tant que jeune ? La plupart d’entre eux rêve de partir à l’étranger. Mais beaucoup sont confinés dans leur propre famille. Je trouve cela assez triste.

Le titre m’a interpellé : « The Criminals ». C’est un titre choc. En tant qu’occidentaux, nous sommes forcément touchés de voir une réalité aussi brutale. Faire l’amour à la personne que l’on aime, même dans un hôtel, semble tellement banal ici. Pouvez-vous nous en dire plus sur la vision, la conception presque archaïque de l’Amour en Turquie ?
Parfois, l’amour peut être un crime en Turquie. Nous avons choisi ce titre parce qu’il est empreint d’une certaine ironie. Il pose la question de savoir qui sont les vrais criminels : le jeune couple qui veut faire l’amour librement ou les personnes qui les punissent pour l’avoir fait ? Aux yeux de la société, le jeune couple est un complice du crime, même s’il n’a rien de criminel.
En Turquie, l’amour est encore principalement lié aux notions de famille et de mariage. Même en 2022, il n’y a pas de liberté sexuelle, encore moins pour la communauté LGBTQ+, leur situation est très injuste et violente en Turquie.

D’autres détails nous laissent perplexes. Les hôteliers demandent-ils vraiment une carte d’identité et un certificat de mariage aux couples qui souhaitent dormir dans la même chambre ?
En Turquie, si vous allez dans un hôtel, vous devez fournir une carte d’identité. Sans carte d’identité, aucun hôtel ne vous acceptera. Ensuite, l’hôtel doit envoyer les informations relatives à l’identité de ses clients à la police. Pour le certificat de mariage, la situation est floue. Il n’y a pas de règle légale disant que les hôtels doivent demander le certificat de mariage. Ainsi, même s’il ne s’agit pas d’une obligation légale, la décision est laissée à l’initiative de la direction de l’hôtel.

En effet, la plupart des hôtels n’acceptent pas un couple sans certificat de mariage. Ceci est vrai surtout dans les petites villes où même les hôtels de luxe le demandent. On voit encore aujourd’hui des hôtels qui se présentent comme des hôtels familiaux, ce qui signifie qu’ils sont très stricts à ce sujet. S’ils vous attrapent, comme dans mon film, ils traiteront le couple comme s’il s’agissait d’une prostituée et de son client. Je pense que l’État devrait prendre ses responsabilités et dire aux hôtels d’arrêter de vérifier les certificats de mariage de leurs clients.

Pour appuyer vos propos, vous confrontez une jeunesse (joué par Denis Altan et Lorin Merhart) face à une génération plus âgée. Pensez-vous que cette jeunesse, éprise de liberté, pourra faire basculer certaines façon de vivre très archaïques en Turquie et dans le monde ?
J’espère que la jeunesse dépassera cette mentalité, je pense que c’est inévitable pour être honnête. C’est pourquoi je voulais que le film se termine de cette façon, je voulais que ce cauchemar se termine par une petite victoire, celle du personnage féminin. Je ne voulais pas que les jeunes se sentent coupables ou honteux à cause de ce qu’il s’est passé. La fin pour moi est optimiste et est là pour donner de l’espoir même si la route est longue.

Il n’y a pas que ces règles strictes qui choquent les jeunes. À la fin du film, deux adultes semblent aussi avoir peur de cette façon de faire…
Ces adultes représentent une partie de la société turque qui est également choquée par ces procédures, peut-être sont-ils aussi célibataires… Et ils ont aussi un but comique : après de nombreuses séquences tendues, je voulais quelque chose pour rompre la tension. Au début, ils sont complètement perdus et ne comprennent pas dans quoi ils se sont embarqués, et quand ils le comprennent, ils veulent courir dans l’autre sens, comme nous. C’est un peu un moment de sitcom que le public adopte car il a besoin de respirer et de rire après tous les événements précédents.

Dans votre façon de filmer, notamment le passage à l’hôtel, quelque chose d’oppressant, presque parfois même horrifique. Ces parties pris visuels, vous les avez choisies aussi pour montrer le poids, les angoisses auxquels doivent faire face la jeunesse turc ?
C’est une question intéressante. Je voulais que l’hôtel lui-même devienne un personnage, c’est un petit microcosme de la société. À chaque étape de la réalisation de ce film, je réfléchissais à la manière de faire monter la tension et le tournage des escaliers, du passage, de l’ascenseur y contribue.

Pouvez-vous nous parler des deux excellents interprètes Deniz Altan et Lorin Merhart ?
Nous avons commencé le casting 7-8 mois avant le tournage.
Le casting pour ce film a été un peu difficile à cause des scènes de sexe. Certains acteurs négociaient avec moi pour savoir quelle partie de leur corps serait montrée ou comment je devais tourner ces scènes. Ainsi, après de nombreuses auditions et négociations, nous avons trouvé deux acteurs formidables et courageux.
Nous avons fait beaucoup d’auditions, plus de 50 pour chaque personnage. Lorsque nous avons regardé l’audition de Deniz, elle a tout de suite attiré notre attention. Sa performance était excellente et j’ai adoré la façon dont elle a interprété Nazli. Il a fallu plus de temps pour trouver l’acteur qui incarnerait Emre. Seulement 2 à 3 semaines avant le tournage, nous avons trouvé Lorin, puis je les ai auditionnés ensemble. L’alchimie entre eux était excellente, ils avaient l’air d’un couple.

Votre court-métrage a déjà reçu de nombreux prix et il est actuellement dans la sélection officielle des César 2022 mais surtout dans la short list pour les Oscars 2022…. Est-ce quelque chose qui vous touche tous ces prix et nominations et qui, en même temps, vous aide à faire passer votre message ?
Nous sommes tous très heureux et fiers que notre film fasse partie des 15 films en course pour les Oscars et les Césars, le plus beau c’est que le film touche le public du monde entier grâce aux Oscars et aux Césars. Les récompenses signifient être accepté, reconnu. Elles ouvrent des portes et créent de nouvelles opportunités pour nous permettre de raconter plus d’histoires et nous en avons besoin.

Vous pouvez regarder l’intégralité du court-métrage sur le site d’ARTE, en cliquant ici.

AVIS

Il y a les films romantiques hollywoodiens et il y a la réalité. Et la réalité n’est pas souvent ce qu’on aimerait voir, mais elle est nécessaire. Avec Les Criminels, le réalisateur turc Serhat Karaaslan nous livre l’histoire de deux adolescents cherchant un refuge pour passer une nuit d’amour. Dans un pays aux valeurs archaïques, ils se confrontent à un patriarcat féroce, où dormir avec une femme et commettre l’acte sexuel sont proscrits sans certificat de mariage. Voguant avec une certaine mélancolie et amertume d’hôtels en hôtels, ils trouvent un subterfuge pour passer la nuit ensemble. Une insouciance qu’ils ne tarderont pas à regretter…
En entrant dans la chambre de sa bien-aimée, le récit bascule. Peu à peu, l’effervescence laisse place aux premières appréhensions. Le doute s’immisce, brillamment orchestré par un scénario subtil. Pendant ce temps, l’hôtel, lui, devient un labyrinthe, un piège qui se renferme sur Emre et Nazli. Serhat Karaaslan nous fait alors rentrer dans une nouvelle dimension, plus horrifique, où la tension, palpable, s’alimente par la violence verbale d’un des agents de l’hôtel qui les surprend et parvient à forcer la porte de leur chambre. Le début d’un film d’horreur pour nous, un cauchemar pour les habitants de Turquie et cette jeunesse épris de liberté. Car Serhat Karaaslan ne réalise pas un film, il filme la réalité. C’est toute la force de son histoire, toute son atrocité aussi.
L’issue semble incertaine à mesure que les étudiants subissent la colère et la dangerosité de cet homme, bien décidé à leur faire vivre un enfer. Ce n’est plus l’hôtel et ses employés auxquels font face les deux amants mais bien à la brutalité de tout un pays, à sa mentalité, à son étroitesse d’esprit. Appuyé par une mise en scène anxiogène et oppressante, on retient sa respiration, son souffle, tandis que la caméra de Serhat Karaaslan se focalise sur les visages, sur la détresse et la peur des héros.
Puis, le soulagement. Un dernier acte libérateur, entre tragi-comédie, comme une lueur d’espoir pour l’avenir…

Les Criminels est un court-métrage poignant sur une réalité peu connue en Occident. Sans concession, Serhat Karaaslan heurte, sensibilise, à une situation effroyable et nous fait prendre conscience, par la même occasion, de notre chance de vivre dans un pays comme le nôtre.
Un court-métrage puissant, qui ne laisse pas indifférent…

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