Le 15 février, Steve Achiepo sortira son premier film au cinéma : Le Marchand de sable. Un drame émouvant sur la condition des immigrés en France et l’impuissance des services sociaux. Le réalisateur revient sur l’histoire qui a inspiré cette histoire, la création des personnage du film et la façon dont il s’est emparé de ce sujet et son impact sur sa mise en scène.
Synopsis :
Marqué par des années de prison, Djo, livreur de colis en banlieue parisienne, vit modestement chez sa mère avec sa fille.
Un jour, une tante qui vient de fuir le conflit ivoirien débarque chez eux avec ses trois enfants. Dans l’urgence, Djo réussit à leur trouver un local. Mais face à la demande croissante et dans la perspective d’offrir une vie décente à sa fille, Djo bascule et devient marchand de sommeil.
« Lorsque j’ai commencé à embrasser une carrière artistique, il est vrai que j’ai pensé que ce conflit moral qui m’a habité pendant un certain temps, ferait un bon personnage pour le cinéma »
Le Marchand de Sable est votre premier film pour le cinéma. Comment est née l’idée de ce film et qu’est-ce qui a motivé l’envie de raconter cette histoire ?
Il y a un peu moins de 20 ans, j’étais agent immobilier. J’ai grandi dans le 95 à Cergy et j’allais travailler dans une agence immobilière dans le 16ème arrondissement de Paris. J’avais vendu l’appartement d’un monsieur et il était revenu une année plus tard pour retravailler avec moi. C’était pour la location d’un appartement de sa grand-mère. Il m’avait dit qu’elle était un peu vieux jeu et qu’elle ne souhaitait pas que l’appartement soit loué à des personnes de couleurs. Je ne comprenais pas pourquoi il me demandait ça à moi. J’en ai parlé à mon patron. Il comprenait que je refuse de traiter de ce dossier mais il m’a fait comprendre que c’était malgré tout de l’argent facile puisque c’était le client qui venait directement à moi. À cette époque-là, je n’étais pas encore éveillé, ni conscientisé sur les questions politiques et sociales. J’avais 20 ans et j’avais besoin d’argent. J’ai donc accepté de gérer ce dossier. […] Les années passant, je devais accepter que j’avais participé au racisme systémique dont sont victimes les noirs au logement. J’étais longtemps dans un déni et je devais faire face à mes actes. Lorsque j’ai commencé à embrasser une carrière artistique, il est vrai que j’ai pensé que ce conflit moral qui m’a habité pendant un certain temps, ferait un bon personnage pour le cinéma. De plus, en tant qu’agent immobilier, j’ai été plus ou moins confronté à la question des marchands de sommeil. Tout ça a été les prémices de mon scénario.
La création du personnage de Djo et de son dilemme, celui de vouloir aider les autres et d’offrir une vie meilleure à sa fille, part donc de votre histoire personnelle ?
Exactement. C’est le dilemme auquel j’ai fait face, améliorer mon quotidien en gagnant de l’argent tout en taisant parfois le racisme systémique des noirs sur le logement. Néanmoins, avec le personnage de Djo, j’ai souhaité pousser les curseurs pour que les questions soient quasiment des questions de vie ou de mort. C’est un dilemme moral que j’ai mis dans le contexte des marchands de sommeil et que j’ai extrapolé pour que les enjeux soient davantage élevés.
« Lorsque j’ai rencontré Moussa, ce qui m’a frappé, c’est sa fragilité, sa maladresse, sa sensibilité »
Pourquoi Moussa Mansaly pour interpréter Jo ?
J’ai auditionné beaucoup d’acteurs français et belges. Dans un premier temps, j’ai d’abord casté la famille de Djo. J’avais une short-list de comédiens. Il fallait ensuite trouver l’acteur qui pourrait s’insérer dans ce triangle-là et être crédible. Surtout, j’avais besoin d’un acteur dont l’humanité soit implacable dès qu’on le voit à l’écran. Moussa, je l’avais vu dans quelques séries et films mais on l’utilisait souvent pour sa grosse voix ou sa carrure imposante, dans des rôles de durs, en force. Lorsque j’ai rencontré Moussa, ce qui m’a frappé, c’est sa fragilité, sa maladresse, sa sensibilité. C’était vraiment présent. Je ne voyais que ça.
Image : Moussa Mansalay est Djo.
Crédit photo : The Jokers Films
Je trouvais ça intéressant qu’il puisse avoir à la fois cette fragilité tout en étant crédible sur son passé, celui d’un mec qui sort de prison. Ce que j’aime quand je filme un personnage, c’est dévoiler ce que ce personnage n’aimerait pas montrer de lui.
Vous vous emparez ici d’un sujet fort, les marchands de sommeil, personnifiés notamment par Benoît Magimel. De quelle manière, à l’écriture, on parvient à retranscrire la réalité et la gravité des faits, pour rester dans la vérité et livrer un récit crédible ?
Il y a déjà ce que j’ai vu moi-même et beaucoup de documentation. J’ai fréquenté aussi au sein de mon cercle amical, des assistantes sociales. J’ai pu avoir accès au quotidien de travailleurs sociaux. J’ai également parlé avec des réfugiés ivoiriens qui avaient fui le conflit pour appréhender la manière dont ils ont été accueillis en France mais également avec des politiques dont Evelyne Yonnet Salvator, adjointe au maire d’Aubervilliers, déléguée à l’Urbanisme et à l’Habitat. Durant des années, elle a lutté contre ce fléau des marchands de sommeil. Cela m’a permis d’avoir une vision plus en hauteur, une vision plus politique et pas seulement à hauteur humaine et émotionnelle. J’ai pu découvrir les différents profils des marchands de sommeil.
Image : Benoît Magimel incarne un marchand de sommeil sans cœur.
Crédit photo : The Jokers Films
« Benoît Magimel a été confronté aux marchands de sommeil »
Qu’apporte Benoît Magimel au rôle ?
J’aime la discussion avec les acteurs. Et partir, soit de la vraie nature de l’acteur, soit lorsqu’on s’éloigne de sa nature, travailler avec lui. Benoît il avait une proposition assez forte, qui m’a énormément plu : rendre le personnage plus quotidien, mettre en scène quelqu’un de lambda, de passe-partout, comme un comptable qui, en parallèle, ferait un trafic d’ampleur pharaonique. Benoît a apporté ça. Lui-même a été confronté à ce type de personnes. Je me souviens qu’il avait quelqu’un en tête pour incarner le personnage d’Yvan.
Il y a un autre personnage très important dans le film, c’est Aurore, incarnée par Ophélie Bau. Elle travaille dans un centre d’aide aux personnes immigrées. Un personnage touchant, souvent à bout et qui soulève à quel point ces gens-là sont démunis face à certaines situations. C’était important de dénoncer ça aussi, à travers votre film ?
Oui. Mon film n’apporte aucune solution, car je n’en ai pas, par contre, ma position politique et mon militantisme sont à cet endroit là. C’est-à-dire, montrer dans quelles conditions les gens qui sont censés aider tous ces précaires, n’arrivent pas à faire leur travail, parce qu’ils manquent de moyens financiers et de moyens humains. Ils manquent de tout et cela les poussent dans leurs retranchements. Tout ça crée l’avènement du zone grise dans laquelle s’insèrent les marchants de sommeil. Ce qu’il y a d’ambiguë et de désarmant, c’est que les marchands de sommeil trouvent des solutions. C’est malheureux. Mais lorsqu’on est une femme avec des enfants, à la rue, en plein hiver, on ne se pose pas la question de savoir qui nous a installé dans un appartement. L’important, c’est d’y être. C’est là le drame de la situation.
Image : Ophélie Beau incarne Aurore, une assistante sociale submergée par les demandes de logement.
Crédit photo : The Jokers Films
Il y a une séquence poignante dans le film, celle dans un immeuble en feu. Comment a-t-elle été réalisée et, sans spoilers, peut-on dire qu’elle est symbolique pour Djo ?
C’est une séquence que nous avons beaucoup préparée en amont, beaucoup découpée. Ce qui fut le plus difficile, c’était de trouver le lieu, l’immeuble en question. Techniquement, ce sont de vraies flammes, complétées avec des effets spéciaux. C’est un mixte. Le maître mot, c’était d’avoir un maximum de réel sur le plateau pour le compléter et le rendre plus spectaculaire par les effets spéciaux. […] Je me suis posé la question sur la façon dont terminer mon film. C’était compliqué pour moi d’aborder la question morale qui était l’origine de ce film-là, sans la régler par l’image. La notion de culpabilité était importante pour moi. Quand Djo rentre dans cette scène, elle est quasi-sacrificielle. Et il fallait qu’elle le soit. Ce sentiment de culpabilité le pousse à s’oublier lui-même.
« J’avais à cœur de les humaniser, aussi bien les acteurs que les figurants »
Votre mise en scène capte souvent les visages des acteurs et leurs émotions en gros plan. C’était une volonté d’investir davantage émotionnellement le spectateur ?
Il y a eu une grande réflexion sur la réalisation du film. J’avais peur que, si je restais trop loin de mes acteurs et de la figuration, d’être trop à distance, de porter alors un regard froid sur leur condition de vie. J’avais à cœur de les humaniser, aussi bien les acteurs que les figurants. Que le film se déroule à travers les yeux de tous ces gens. C’était important pour moi qu’ils ne soient pas un simple décorum. Ce qui m’intéressait avec ce film, c’était d’être du côté de l’humain, pas de cartographier des lieux. Je voulais que chaque lieu soit vécu à travers le regard de quelqu’un, que ce soit organique, et que le spectateur puisse vivre ça. Que ce soit une expérience presque charnelle et émotionnelle.
Image : Mamadou Minté interprète Le Colonel. Il collabore avec le personnage d’Yvan (Benoît Magimel).
Crédit photo : The Jokers Films
Mon film questionne l’empathie. Moi-même, j’ai questionné ma propre empathie en faisant ce film. Mon désir est que le spectateur expérimente ça lui aussi.
« Quand j’ai montré mon film à des associations et à des assistantes sociales, elles ont retrouvé l’essence de leur douleur quotidienne »
Qu’est-ce qu’on découvre sur soi en réalisant un film comme celui-ci ?
Pendant le tournage, nous filmons des choses assez graves et nous avons tendance à avoir du recul et donc, de rigoler afin de dédramatiser tous ça. Le moment où j’ai regardé le film monté, je me souviens me l’être pris violemment en pleine figure. Je n’étais pas très bien au point de me sentir illégitime pour porter cette parole-là. J’ai mis beaucoup de ma subjectivité à l’intérieur, j’avais peur de ne pas être à la hauteur de ce que je raconte, en termes de réalisme. Les fois où je marchais dans la rue, en sortant du montage, j’étais encore plus attentif aux personnes dans la rue. Dans un premier temps, j’avais tendance à m’arrêter, discuter, donner une pièce, à manger. Mais nous ne pouvons pas faire ça tout le temps. Ça questionne votre empathie. Pour pouvoir vivre, nous sommes obligés d’invisibiliser ces gens. C’est obligatoire. Ce constat m’a profondément touché. Quand j’ai montré mon film à des associations et à des assistantes sociales, elles ont retrouvé l’essence de leur douleur quotidienne. Je me suis senti rassuré. J’ai compris que ce que j’étais entrain de faire comptait. Avec mon film, j’apporte quelque chose. Toutefois, ce n’est certainement pas assez.
Vous pouvez retrouver ma critique du film ici.
Le Marchand de sable sortira le 15 février prochain.
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