INTELLIGENCE ARTIFICIELLE – SCÉNARISTES EN DANGER ? (INTERVIEWS : DAVID BOURGIE & FRÉDÉRIC SOJCHER)

Les intelligences artificielles sont entrées dans nos vies sans crier gare et, avec elles, une multitude d’opportunités pour l’avenir mais aussi beaucoup de questionnements philosophiques et éthiques. Les métiers artistiques sont directement impactés par l’émergence de ces IA capables de générer des images, des romans ou des scénarios en seulement quelques minutes. Storyboarder, concept designer, character designer, costume designer, graphiste, web-designer, scénariste, autant de professions qui pourraient être vouées à disparaître dans les prochaines années. Comme pour l’arrivée d’Internet au début des années 90, des millions d’emplois seront affectés. Aux États-Unis, les studios ont déjà annoncé vouloir utiliser l’intelligence artificielle pour générer des scénarios durant la grève des scénaristes qui sévit actuellement dans tout le pays.
Pour comprendre les inquiétudes et les enjeux liés aux IA, deux invités ont accepté de répondre à ces interrogations : David Bourgie (Marion, Implanted…), scénariste et Frédéric Sojcher (Le cours de la vie), cinéaste et universitaire.

« La base humaine est essentielle dans la création » – David Bourgie, scénariste.

Pourquoi protéger les scénaristes ?

Un scénariste est un compteur d’histoires. Depuis la nuit des temps, l’Homme dessine, narre, écrit des histoires, invente des mythes et des légendes, crée des contes. Aujourd’hui, la plupart de ces histoires, nous les projetons sur des grands écrans. Une expérience unique possible grâce à de nouveaux conteurs : les scénaristes. Sans eux, pas d’histoires. Pas de scénarios, pas de films.
Les histoires naissent par l’impulsion d’un désir profond, celui de voir naître ses histoires portées dans les salles obscures ou les postes de télévision. Elles sont des divertissements essentiels, sont les témoins de l’évolution de notre société, des récits porteurs d’espoirs. Elles sont les reflets de nos peurs, de nos angoisses mais aussi de nos rêves et de nos envies les plus profondes. C’est pour cela que le cinéma et les séries ont des défauts, des maladresses. Parce qu’elles ont des origines humaines. L’intelligence artificielle, c’est la garantie d’histoires parfaitement conçues mais terriblement fades, sans âme. Une déshumanisation programmée. David Bourgie, scénariste, est alarmiste sur le sujet. Il parle même de « grand remplacement ». Il explique :

« Dans quelques années, nous aurons un supermarché d’histoires vues et revues parce qu’une IA ne fera que reproduire une formule à l’infini via notamment des algorithmes. Elle n’a pas d’humanité. Tout ce qu’elle crée est dénué d’émotions, de sentiments. Donc, elle ne pourra jamais concevoir des histoires originales ou des séries comme Succession. Derrière cette série, vous sentez la patte de l’homme, un vécu. La base humaine est essentielle dans la création. Que cet outil devienne une aide à l’écriture est une chose mais qu’elle devienne l’écriture, c’est impossible à entrevoir. Même au niveau qualitatif, nous n’aurons plus d’œuvres telles que Il était une fois en Amérique. Aucune IA ne peut générer une telle œuvre. Elle en est incapable. Mais elle va vous la reproduire. La quête d’un scénariste c’est de raconter une histoire qui ne l’a jamais été. Ou de raconter la même histoire mais avec un regard différent. Le scénariste doit surprendre. C’est notre objectif. Choper le spectateur là où il ne s’y attend pas ».

Une jeunesse et une société en péril ?

Comme beaucoup de scénaristes de sa génération, David Bourgie est une personnalité installée dans le milieu. Ses preuves, il les a déjà faites auprès des professionnels. Il connaît son métier, toutes les techniques scénaristiques et, malgré ses peurs, il confie que grâce à son expérience, ses jours en tant que scénariste sont moins en danger que les autres. Lui se soucie surtout pour les générations à venir, qui partiront avec un énorme désavantage : « Je pense qu’il y a un vrai danger pour les jeunes scénaristes. Ils ont besoin d’intégrer des rooms d’écriture pour apprendre le métier. Il faut plusieurs années pour devenir scénariste. Écrire une série, ce sont des années d’apprentissage, à la fois pour apprendre la narration complexe mais également comment utiliser une thématique à travers ses personnages, les arches émotionnelles à travers une saison, la façon dont tu les construis, etc. L’aspect psychologique, émotionnel, tous les ressorts dramaturgiques prennent du temps et de la pratique. La question qui se pose aujourd’hui c’est, dépensera-t-on de l’argent sur ces jeunes auteurs alors que ce travail peut-être fait en dix fois moins de temps par une intelligence artificielle. Ces jeunes scénaristes deviendront des secrétaires à qui on demandera de repasser derrière. C’est problématique et c’est déjà ce qui se produit aux États-Unis. Puis, sur le marché du travail, comment un auteur peut-il être compétitif face à une IA qui travaille pour toi gratuitement ? Pour les jeunes scénaristes, le combat est perdu d’avance. À moyen terme, le métier de scénaristes est en voie d’extinction ».

« Cest un débat de société » – Frédéric Sojcher, réalisateur.

Pour Frédéric Sojcher, cinéaste et universitaire, l’arrivée des IA dans nos vies impose une réflexion philosophique avec en son centre deux questions : Dans quel modèle de société souhaitons-nous vivre et quelle place donner à l’œuvre artistique en rapport avec l’économie ? Le réalisateur va encore plus loin dans son propos et s’inquiète surtout de la confusion entre la fiction et la réalité :

Si nous confions tous à l’intelligence artificielle, il y a une frontière éthique entre ce qui est vrai et ce qui est inventé, qui n’existera plus. S’il n’y a pas un être humain derrière pour arbitrer, et si l’IA prend totalement le pouvoir sur la manière de raconter une histoire, le monde pourrait basculer dans un film de science-fiction dangereux où il n’y aurait plus de distinction entre le vrai et le faux. Elle pourrait réécrire l’Histoire, nous pourrions l’utiliser pour créer des Fakes News incontrôlables. Ça serait alors une nouvelle réalité qui nous dominerait sur la façon de concevoir la fiction par rapport au réel. […] Puis, lIA n’a pas d’éthique. Il n’est pas pro ou anti-Poutine, par exemple. Il sera dans la logique, la logique arythmique. C’est un débat qui dépasse de loin le cinéma – qui les concerne évidemment – mais c’est un débat de société. Nous devons créer un cadre afin que l’IA ne prenne pas le dessus sur le cinéma, les scénaristes et sur la société tout entière ».

Will Smith affronte un méchant robot dans le film I Robot.

Une loi pour les sauver tous

« Jusqu’ici, la France était le pays le plus à la pointe pour défendre que l’idée du cinéma est aussi un art. La question qui se pose c’est, est-ce qu’on considère le cinéma comme un produit (la position américaine) ou est-ce qu’on considère le film ou la série comme un art à part entière (position française) ? » interroge Frédéric Sojcher. Ainsi, la France doit-elle purement et simplement demander aux studios d’interdire l’utilisation des IA – ou tout du moins encadrer son utilisation – afin de protéger les emplois artistiques du milieu cinématographique. À l’heure actuelle, le ministère de la culture français ne semble pas inquiet du phénomène puisqu’aucune réponse n’a été apportée à ce jour. Pour David Bourgie, il est pourtant urgent d’agir : « Il est impératif de mettre une législation autour de l’utilisation des IA et interdire son usage en tant que matériel source. Elle ne doit en aucun cas se substituer à l’homme, à la création humaine ». Alors, quel avenir pour les artistes ? Affaire à suivre…

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