Crédit photo : Le Parisien
Le réalisateur Darius Marder et le superviseur du son Nicolas Becker (Gravity, Premier Contact, Sound of Metal…) étaient présents au Festival Sœurs Jumelles pour deux rencontres exceptionnelles avec les professionnels et le public. À cette occasion, Nicolas Becker a accepté de partager à mon micro son expérience sur le film Sound of Metal – pour lequel il a reçu en 2020 l’Oscar du Meilleur Son – et les défis auxquels il a dû faire face pour plonger le spectateur dans un spectacle immersif particulièrement complexe et perturbant.
D’où vous vient votre passion pour le son ?
Quand j’avais 13 ans, j’ai vu un documentaire sur la fabrication du son dans un film. Intuitivement, j’ai été bouleversé par ce petit film, qui montrait le même plan avec des sons différents. Je me suis aperçu qu’on voyait des choses différentes. J’ai compris qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire là-dedans. Aujourd’hui, je dirais que c’est la manière dont le cerveau analyse et fabrique une troisième image qui est l’association d’une image visuelle et d’une image sonore. À tel point qu’il pouvait y avoir une interdépendance, une influence sur la façon de percevoir les images à cause du son, et inversement. Cette gymnastique était fabuleuse. À 15 ans, j’ai eu la chance de voir un bruiteur et de travailler. De là, je savais que je voulais donner vie aux images à travers le son.
« En tant que bruiteur, j’avais une démarche plus naturaliste »
Vous avez commencé votre carrière en tant que bruiteur. En quoi cela consiste ?
On considère que sur un tournage, la chose la moins reproductive c’est le jeu des acteurs. Nous faisons alors tout pour isoler la voix des acteurs. On peut mettre des choses sous les chaussures, les verres, des productions, des panneaux acoustiques, pour avoir un maximum de qualité sur la voix. De fait, le film est peu habillé au niveau sonore. Il faut tout reconstruire. En fonction du montage, il faut aussi avoir la capacité de réorganiser la construction de façon simple. C’est là que le bruiteur et le monteur son interviennent. Nous enregistrons beaucoup de matières que nous allons remonter ensuite afin de reconstruire la bande-son.
En regardant des documentaires sur ce métier, on s’aperçoit que la reproduction des sons se fait parfois avec des moyens et des ustensiles atypiques et originaux. Aviez-vous, vous aussi, une façon singulière de reproduire certains types de sons ?

Pour ma part, j’allais au plus simple. Je me disais toujours que pour réaliser un son le plus fidèlement possible, il fallait recréer les conditions environnementales et acoustiques du son que je voulais reproduire. Je recréais des petits set-up très précis pour me rapprocher le plus possible des vraies situations du film. Les objets utilisés étaient moins importants pour moi mais les situations, oui. On apprend de notre environnement et notre culture sonore se fait via notre expérience. Recréer des expériences similaires pour créer les mêmes sons, c’était trouver une forme de justesse. C’était également bien plus rapide que ce que faisaient les gens avant c’est-à-dire, en enregistrant des sons dans le mauvais contexte, dans la mauvaise acoustique et en faisant ensuite beaucoup de processing. J’avais donc une démarche plus naturaliste.
Crédit photo : ARTE Radio
« On oublie souvent que la voix est un élément sonore d’un film »
Nous sommes au Festival Sœurs Jumelles, rencontre de la Musique et de l’Image. En quoi l’image et le son sont-ils intimement liés ?
Il y a une synesthésie extrêmement forte entre le visuel et le sonore. Ce sont formellement deux éléments les plus intéressants à mettre ensemble. De part l’Histoire du cinéma, qui est devenu un art populaire avec une audience gigantesque, ce vocabulaire s’est construit de manière très longue et très forte. Sachant que la voix est aussi quelque chose de sonore. On oublie souvent que la voix est un élément sonore d’un film. Quand le cinéma est passé au parlant, le son a pris beaucoup d’importance. Il y a ce film allemand M Le Maudit, où le sifflement du tueur est reconnu par un aveugle. Donc, on peut dire que le cinéma n’a pas attendu la technologie pour que l’écriture sonore soit mise en place.
Il y a un joli parallèle au début du film, lorsque Ruben (Riz Ahmed) fait sa morning-routine avec tous les bruits (machine à café, découpage, verre…), et la même scène quand il perd l’audition. J’imagine qu’en tant que bruiteur, vous avez été sensible à cette séquence…

En termes d’écriture, cette séquence est primordiale parce qu’elle permet de vivre les mêmes choses avec le personnage qui entend et lorsqu’il est sourd. Ça nous permettait d’établir un glissement précis et très fort sur le vocabulaire qu’on allait utiliser pour le reste du film. À savoir, quand nous sommes dans la tête ou dans la subjectivité du personnage, comment pouvions-nous entendre ? D’ailleurs, ce n’est pas un effet particulier. Si on imagine que je suis sourd et que mon corps peut recevoir des informations, qu’est-ce que la partie effective peut recevoir en termes d’informations lorsqu’on est coupé du monde ? Celle de son propre corps et les sons forts de l’extérieur.
[…] Il y a une séquence où Riz Ahmed est chez un audiologiste et nous avions une vraie cabine d’audiologiste silencieuse à disposition.
Pendant le tournage, j’ai pu enregistrer énormément de sons avec Riz Ahmed dans cet endroit. Ce qui m’a permis de créer une base de données sonores de tous les petits mouvements, de tous les petits sons que Riz Ahmed pouvait faire. J’ai complété ensuite avec mes propres sons, au fur et à mesure de l’élaboration du film.
C’est un film qui joue aussi sur les ruptures, parfois brutales, entre sons et absence de sons…
L’absence de son peut avoir un effet aussi fort que l’excès de son. Souvent, les films jouent davantage sur l’excès de son que par une disparition des sons. Par exemple, le fait d’avoir des séquences fortes comme celle du concert au début du film, ça nous permettait d’avoir une dynamique puissante sur le son et de créer beaucoup d’énergie. En général, les sons faibles sont liés à quelque chose de plus intime, de plus petit, tandis que les sons plus forts sont souvent liés à des échelles plus grandes. Ça me permettait de jouer avec ces échelles, avec des échelles de perception aussi (plan large/gros plan) afin de créer un langage intéressant et unique.
Cela rappelle une séquence du film où Ruben et un jeune garçon sourd se retrouvent sur un toboggan et tapent dessus. Nous captons alors un bruit extrêmement faible, de façon étouffée.

Oui, c’est un moyen de dire que, quel que soit votre état, il y a toujours une capacité de langage et de communication qui peut se développer entre deux personnes qui sont sourdes. Elles sont liées par cet objet, leurs corps sont connectés. Le son se déplace d’un personnage à l’autre comme un pont acoustique, un fil d’Ariane qui se crée entre eux. C’est une très belle scène mais elle est surtout vraiment bien écrite. Ce n’est pas tant le son, c’est surtout la situation que le réalisateur a mise en scène qui offre cette chose si belle.
« Sur le tournage, nous avions fabriqué à Riz Ahmed un appareil qui simulait différent degrés de surdité »
Lorsque Ruben a son implant auditif, on perçoit tous les sons parasites, des grésillements incessants, comment avez-vous travaillé cela ?
Nous sommes partis de deux choses : d’une documentation de personnes sourdes d’une oreille et implantées. Elles perçoivent alors le son normal et celui de l’implant. Elles sont donc capables de définir la coloration des sons qui peuvent varier selon les personnes. Il ne s’agissait pas de représenter tout le monde des sourds et toutes les sensations que peuvent avoir les sourds mais précisément ce personnage qu’on suit. Il était important de reconstruire ça à partir de la documentation mais aussi des audiologistes qui ont fait des modélisations pour savoir la manière dont ils ressentent les choses. Nous avons pu comprendre grâce à tout ça ce que c’était. Ensuite, nous avons utilisé des outils qui sont capables de créer une perte de sens au niveau spatial. J’étais parti sur l’idée d’une écoute monophonique. Lorsque vous vous baignez dans une piscine, votre corps reçoit le son par les cavités, les chairs, etc.

Finalement, Darius (le réalisateur) trouvait que ce n’était pas suffisant, il voulait réellement que Riz soit complémentent perdu dans l’espace. Nous avons utilisé un logiciel pour créer une spatialisation, c’était un des premiers logiciels qui ne fonctionnait pas très bien et qui créait des artefacts aux informations contradictoires. Pour traiter certains types d’informations, nous avons utilisé un autre logiciel de l’IRCAM, capable de séparer différentes composantes du son, le bruit, les harmoniques et les « attaques » ce qu’on appelle les transitoires. Nous avons pu séparer les trois contenus. Une technologie qui ne fonctionne pas encore parfaitement. Je me suis mis à dissocier les trois pour les reconstruire. La reconstruction avait alors un aspect Frankenstein. On sentait que ce n’était pas un son fabriqué de toute pièce mais un son déconstruit.
[…] Sur le tournage, nous avions fabriqué à Riz Ahmed un appareil qui simulait différents degrés de surdité. Dans ses déplacements, ça change tout. Moi qui connais bien le film, je le voyais changer de langage corporel. Ce sont des moments où son corps ne réagit plus du tout pareil. Effectivement, si vous vous coupez du monde au niveau sonore, c’est un endroit où vous devez survivre et continuer à vivre, votre appréhension est différente, votre regard devient important.
La dernière séquence du film traduit parfaitement à quel point ces implants peuvent être infernaux et fatigants pour celui qui les porte : Ruben est assis dans la rue et tous les sons l’oppressent…
C’était très bien écrit : les enfants qui jouent bruyamment, cette cloche qui sonne, cette sirène d’ambulance qui passe, ce n’est pas par hasard. C’est un travail d’écriture de la part de Darius qui a permis au son de s’exprimer pleinement. Là, on comprend – même si ce n’est pas valable pour tous car il y a des sourds qui apprécient d’avoir des implants – que déçu par la pauvreté de l’univers sonore qu’on lui propose, il décide d’enlever ses implants. C’est aussi une démarche philosophique car le personnage qui l’aide pendant sa reconstruction sait qu’il n’est pas là pour fixer un problème de surdité mais pour apprendre à agir et à se relever après des épisodes de vies douloureux, à vivre autrement. Le film est une sorte de fable philosophique.
« La musique ne pouvait être qu’une forme de résonance sensorielle despropres sentiments de Ruben »
Ce côté oppressant, on le retrouve dans la bande-originale du film avec, sur certains titres, des sons très étouffés, très lourds. Quelles étaient les ambitions artistiques pour la BO de Sound of Metal ?
Darius avait une idée plus classique dans la manière d’utiliser la musique. Son frère, Abraham Marder, musicien, essayait des choses mais rien ne fonctionnait. Darius voulait avancer sur la musique et moi, je n’avais pas encore tout à fait résolu le film pour m’atteler véritablement au travail du son. Un jour, nous avons commencé à travailler avec des sons très fantomatiques avec des instruments baschet – qui ont été inventés pour que des non-musiciens puissent faire de la musique -. Nous avons mélangé ça avec des bribes du concert. Nous avons trouvé ça intéressant. La musique ne peut pas être plus formée parce que nous sommes dans la subjectivité du personnage et qu’il est sourd. La musique ne pouvait être qu’une forme de résonance sensorielle de ses propres sentiments. Nous sommes donc arrivés à cette sorte de chose très étrange et expérimentale, une sorte de drone organique et de traces mémorielles du premier concert qui ouvrent le début du film.
[…] Sur le titre Green, nous nous sommes dit qu’il était évident que nous ne pouvions pas avoir de titre dans le film mais qu’à la fin, nous pouvions nous reconnecter avec un univers musical plus construit. Abraham avait composé une partie de la musique du premier concert, il était alors normal, de manière symétrique, qu’il termine par le générique de fin.
Synopsis :
Ruben et Lou, ensemble à la ville comme à la scène, sillonnent les Etats-Unis entre deux concerts. Un soir, Ruben est gêné par des acouphènes, et un médecin lui annonce qu’il sera bientôt sourd. Désemparé, et face à ses vieux démons, Ruben va devoir prendre une décision qui changera sa vie à jamais.
