Au-delà de l’hommage, le réalisateur Frédéric Tellier s’empare du mythe de l’Abbé Pierre pour en traduire un biopic généreux et mettre en lumière l’homme derrière la légende, Henri Grouès. Résistant, homme d’état, fondateur d’Emmaüs, militant pour la générosité, l’auteur de « Goliath » dépeint le portrait d’un homme courageux, plein de nuances et d’une grande complexité, que la vie n’aura jamais épargné. Un film ardent, déchirant et profondément humain.
Une vie, des actes et une histoire gravée dans le marbre
« L’Abbé Pierre – Une vie de combats » n’est pas qu’un simple biopic. Dans cette énième représentation visuelle de l’abbé, une volonté : donner la parole à Henri Grouès, souvent effacé au profit du pseudonyme de « l’Abbé Pierre », et exposer les nombreuses facettes de sa personnalité, en parallèle d’une histoire, parfois ignorée de tous, où la lutte n’a été que permanente. La lutte est d’ailleurs ce qui constituera la narration principale du film, de sa séquence d’ouverture jusqu’au dernier souffle d’Henri Grouès. C’est ainsi que Frédéric Tellier choisit de démarrer sa fresque historique, par le rapport douloureux de ce dernier à la vie monastique, lui qui se rêvait d’une vie pieuse, loin des tumultes du monde et de la noblesse. C’est la première lutte à laquelle le spectateur est confronté, celle pour conserver sa vie au monastère alors que l’austérité des lieux ne convenait guère à sa fragilité physique. Contraint de renoncer à son désir d’être moine, il se refuse pourtant à rester à terre. Il s’engage alors dans l’armée, avant d’être à nouveau obligé de quitter son poste pour les mêmes raisons. Sa fragilité, Henri Grouès en fera une force, une rage de vivre au service des autres. Résistant, il sauvera d’innombrables vies en conduisant des civils à la frontière suisse. C’est là, au cœur de cette guerre sanglante et immorale que fut la Seconde Guerre Mondiale, qu’il prendra le nom de l’Abbé Pierre. S’en suivra des affrontements politiques, en tant que député, et dont le salaire servira à financer sa première communauté Emmaüs, avant que le mouvement ne prenne de l’ampleur jusqu’à devenir mondial. De son voyage en Argentine, à son magnifique appel de l’hiver 1954, à son combat dans les années 80 puis 2000 où des gens continuaient à mourir de faim dans la 5ème puissance mondiale, Frédéric Tellier immerge complètement dans cette vie dédiée aux autres, entre échecs, persévérance, coups de gueules, trahisons et solitude. Car dans un tel combat, les grands hommes sont souvent seuls. L’abbé aura été victime de son succès au point d’être trahi, aura côtoyé de près la mort d’amis et d’inconnus ainsi que la méchanceté de l’espèce humaine, tout cela le plongeant dans des instants de profondes solitudes. Cette facette de l’Abbé Pierre est peut-être celle que nous connaissions le moins, et c’est celle-ci que Frédéric Tellier nous dévoile au travers un récit romanesque enivrant, où comment les choix d’un homme pèsent sur sa santé et sa psychée. Une aventure rare, précieuse, livrée avec une sincérité et une émotion pure, qui font de « L’Abbé Pierre – Une vie de combats » un film ambitieusement humain.
Le long-métrage expose d’autres pans de la personnalité de l’Abbé Pierré, assez étonnantes. Outre la solitude, son courage, sa dévotion pour le commun des mortels, sa gentillesse à toute épreuve, l’Abbé Pierre avait également un caractère bien trempé, têtu par moment (mais toujours pour la bonne cause) et un côté showman, dont la tournée en France et dans le monde entier lui sera reprochée par son amie Lucie Coutaz (Emmanuelle Bercot). Certaines prises de positions et de paroles, quelques fois colériques, déconcertent, mais elles sont le résultat d’une véritable indignation face à l’inhumanité, l’inaction et aux mensonges répétés des politiques, des extrêmes et de l’égoïsme généralisé.
Frédéric Tellier met en image une vie imparfaite, violente, mais pleine d’espoir, avec une poésie visuelle sublime, entre tableaux picturaux d’environnements d’une beauté à couper le souffle, natures mortes d’un lyrisme puissant et ambitions artistiques fortes dans la mise en scène qui viennent toujours raconter quelque chose sur les personnages, leurs ressentis et leurs émotions. Pour filmer la solitude intérieure de l’abbé, le réalisateur utilise, par exemple, des optiques afin de flouter l’arrière-plan et transformer l’image en une traduction émouvante du chaos et des conflits intimes qui l’habitent.
Des partis pris au service des héros de son histoire, des évènements, dans une succession de plans esthétiques à l’image de l’admiration de l’Abbé Pierre pour le monde, la nature et les petites gens.
À travers ces choix narratifs et cette mise en scène, Frédéric Tellier touche au cœur. Il se dégage de son film, une tragédie lumineuse, une ivresse d’humanité vigoureuse et une passion flamboyante pour le cinéma, au point que nos larmes se fusionnent avec l’ensemble de la salle. Une qualité unique que tous les grands films ont en commun.
Benjamin Lavernhe, exceptionnel !
Pour incarner l’Abbé Pierre, Benjamin Lavernhe, révélation fracassante du cinéma de ces dernières années. Après « Le sens de la fête », « Mon Inconnue », « Le Discours », « De grandes espérances » et « Jeanne du Barry », le comédien franchit un cap avec « L’Abbé Pierre – Une vie de combats ».
Nous ne sommes pas ici en présence d’un acteur qui s’approprie ou interprète un rôle, il est l’Abbé Pierre. Sa démarche, sa posture, sa gestuelle, et sa manière de s’exprimer, Benjamin Lavernhe n’est pas le porteur d’un costume, il devient littéralement Henri Grouès/l’Abbé Pierre. Loin de l’imitation donc, sa ressemblance avec l’Abbé Pierre est troublante. Notamment dans sa période âgée – que ma génération a connu ainsi – où son apparence se confond totalement avec celle de l’Abbé Pierre. Un effet miroir possible grâce au travail fantastique des maquilleuses et maquilleurs, qui permet à Benjamin Lavernhe de s’accaparer ce rôle avec une meilleure aisance.
Mais c’est surtout l’œil de Benjamin Lavernhe, d’une profondeur phénoménale, que la caméra capte avec douceur, qui vient nous interpeller en tant que spectateur. Sans même briser le quatrième mur, il parvient à nous émouvoir, à nous juger, à nous embraser, à nous convaincre, à nous alimenter de sa détermination et de son audace. Jamais le regard d’un acteur n’aura été si proche de nous.
Conclusion
Que restera-t-il de l’Abbé Pierre, hormis la fondation Emmaüs ? Il restera ce film de Frédéric Tellier. Un film pour ne pas oublier. Car les grands hommes se font rares et la parole souvent donnée aujourd’hui à de piètres intellectuels, tronquant l’Histoire pour imposer leur vérité, s’adonner aux théories les plus basses et à une forme d’inhumanité écœurante. Elle est là, la fonction de l’Art et du Cinéma, ne pas omettre la force de volonté et les grandes œuvres des êtres les plus purs de notre monde. En cela, « L’Abbé Pierre – Une vie de combats » est précieux. Elle nous rappelle non seulement que l’amour, la bonté, l’abnégation et le courage de s’opposer existent toujours, et que le combat, bien qu’il continue, peut être gagné par ces mêmes forces.
Mon interview avec le réalisateur Frédéric Tellier est à retrouver ici.
« L’Abbé Pierre – Une vie de combats », le 8 novembre au cinéma.
Synopsis :
Né dans une famille aisée, Henri Grouès a été à la fois résistant, député, défenseur des sans-abris, révolutionnaire et iconoclaste. Des bancs de l’Assemblée Nationale aux bidonvilles de la banlieue parisienne, son engagement auprès des plus faibles lui a valu une renommée internationale. La création d’Emmaüs et le raz de marée de son inoubliable appel de l’hiver 54 ont fait de lui une icône. Pourtant, chaque jour, il a douté de son action. Ses fragilités, ses souffrances, sa vie intime à peine crédibles sont restées inconnues du grand public. Révolté par la misère et les injustices, souvent critiqué, parfois trahi, Henri Grouès a eu mille vies et a mené mille combats. Il a marqué l’Histoire sous le nom qu’il s’était choisi : l’Abbé Pierre.
Casting : Benjamin Laverhne, Emmanuelle Bercot, Xavier Mathieu, Malik Amraoui, Yann Lerat, Michel Vuillermoz, Chloé Stefani…
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