[INTERVIEW] – L’ABBÉ PIERRE, UNE VIE DE COMBATS : ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR FRÉDÉRIC TELLIER « Benjamin Lavernhe a une solidité émotionnelle dont il n’a peut-être pas encore conscience »

À l’occasion de la sortie au cinéma de « L’Abbé Pierre – Une vie de combats », le réalisateur Frédéric Tellier est revenu sur ses motivations principales autour de ce projet titanesque, à la fois scénaristiques et visuelles, et la façon dont il a guidé et travaillé avec Benjamin Lavernhe, dont la ressemblance avec l’Abbé Pierre est plus que troublante.

Quelles étaient vos ambitions scénaristiques et artistiques autour ce projet ?
Nous ne savons jamais vraiment d’où ça vient, ni comment synthétiser au plus toutes les envies. C’est une sorte d’horizon qui devient possible pour faire le film. Ce que je sais, c’est que les producteurs, mon co-scénariste, Olivier Gorce, et moi-même, n’avons eu de cesse d’être animés par la volonté, non pas de refaire un film sur l’Abbé Pierre, mais sur Henri Grouès, qui est le vrai nom de l’Abbé : de quel bois il est fait, qui est cet homme derrière, qui est cet homme qui a accompli tant de choses pour nous au nom de l’humanité, qui est cet homme qui s’est battu pour la générosité. Au-delà du poncif de la bonté de cet homme, évidente, nous voulions faire découvrir les nombreux traits de caractère de l’Abbé Pierre, parfois injustes, son côté orgueilleux et vedette à certains instants, sa fragilité, et sa solidité. C’est un personnage ambiguë, intense, dense. Quand nous avons commencé à traiter l’Abbé à l’écriture, nous l’avons fait sans savoir que ça deviendrait un grand homme car lui-même ne savait pas ce qu’il faisait. Il avait peur, il tentait des choses sans savoir, il s’est fait trahir, railler, c’est tout ça qu’on voulait montrer.

Pour rejoindre votre question, comment allier ça avec un vrai plaisir de cinéma ? Ce fut une question permanente. J’ai oscillé entre ces deux pôles, j’ai eu de nombreux questionnements pour essayer de trouver des réponses afin de proposer un spectacle, non pas au sens léger, mais à l’image de sa vie, riche, risquée, avec des impasses, des demi-tours, des cassages de gueule, des moments d’invincibilité et d’autres de grande fragilité ainsi que des grandes révélations de sa vie intime. On donne la parole à Lucie Coutas, par exemple, qui a été sa grande complice pendant 40 ans. C’était ça l’idée de départ avec ce film, une étude intimiste et une proposition de cinéma spectaculaire.

« Ici, ce n’était peut-être pas de regarder l’Histoire au travers les yeux de l’Abbé, mais d’être un compagnon à côté de lui »

Il y a des partis pris visuels très forts. Je pense notamment à la photographie et à l’utilisation des flous dans la séquence où l’Abbé Pierre se fait couper les cheveux par son amie Lucie Coutas ou la scène du repas avec les compagnons…

J’avais une obsession en particulier sur ce film. Je rabâchais aux chefs d’équipe et aux acteurs : « Ne regardez pas le passé avec le présent dans lequel vous êtes. Regardez-le comme si vous étiez dans ces années-là ». Donc, je trouvais que ça méritait tout sauf de l’austérité. Par exemple, quand je parlais avec le département costume, je leur disais de ne pas traiter les costumes d’époque comme des vêtements miteux. Dans l’ancien temps, il n’y avait pas plus moderne que ça. J’ai essayé à ma façon d’être honnête avec toutes ces époques qui s’enchaînent à l’écran, les montrer telles qu’elles étaient à savoir, dans leur intensité, dans leur stress, dans leur beauté. L’Abbé admirait la nature, admirait les fleurs, il les trouvait belles et j’ai essayé de retracer ça.

Je me suis servi de l’outil cinéma comme un moyen sensoriel pour exprimer des impressions qu’ils devaient tous avoir à l’époque. J’essaie toujours de faire un cinéma immersif. Ici, ce n’était peut-être pas de regarder l’Histoire au travers les yeux de l’Abbé, mais d’être un compagnon à côté de lui. C’est ce que j’aime voir au cinéma. […] Ce qui explique que j’ai tenté de creuser l’image, d’avoir assez peu de profondeur de champs pour exprimer le chaos intérieur. Cette poésie visuelle était présente au début du projet et je pense même qu’elle a transpercé l’écriture, dès le départ. […] J’ai un souvenir de chez mes grands-parents, d’une ampoule centrale avec un halo qui éclairait toute la pièce, où il y avait le foyer de la cheminée. Pareil, j’ai essayé de travailler le chaud et le froid dans ce film avec les mêmes moyens d’antan.

Ce que j’aime dans les parties pris visuels assez fort c’est que c’est un cadeau que nous faisons aux gens. Dans des moments de chaos, de solitude ou de sensations particulières, de travailler l’image pour qu’elle soit cohérente avec l’époque et avec les sentiments des personnages : la peur, la solitude. Les deux séquences que vous avez citées, sont des moments où ils sont seuls et de l’exagérer pour partager avec le spectateur une sensation forte. Tous les moments qui sont travaillés optiquement et graphiquement, sont des instants saillants de son histoire intime.

Dans la vie de l’Abbé Pierre, le discours humaniste de l’Hiver 54 a été un moment important. Parlez-nous de cette séquence et de sa mise en scène…

À l’écriture, c’est une séquence que nous avons hésité à mettre. La raison a rattrapé l’envie de singularité. C’était impossible de parler de la vie, même intime, de l’Abbé, sans parler des grands événements de sa vie. La difficulté était de montrer son intimité, le suspens de son intimité – c’est un film construit presque comme un thriller tellement c’est tendu sur sa capacité à tenir debout en permanence – mais aussi le résultat de ce qu’il le mettait dans ces états. Quand nous sommes arrivés sur l’Hiver 54, nous nous sommes rendus compte qu’on ne pouvait ignorer cette période de sa vie. Mais ce fut un vrai pari parce que je voulais qu’il y ait l’intégralité de son appel et de son discours magnifique. Je ne peux pas tout dévoiler mais nous l’avons un peu déconstruit temporellement et nous avons construit des sensations sur tout ce qu’il avait dû emmagasiner dans son cœur et dans son âme, en termes d’émotions et de rage, pour arriver à faire cet appel incroyable, d’une grande douceur et d’un immense désespoir.

On est dans le spleen de Baudelaire. Il est parvenu à déclencher l’insurrection de la bonté, un mouvement national que nous n’avons jamais connu depuis. Ça a remué les tripes de tout le peuple français. Ce n’était pas une partie légère, que ce soit au niveau scénaristique que d’un point de vue mise en scène.

De quelle façon avez-vous composé la narration du film ?
L’Abbé Pierre a vécu 94 ans. C’est une vie très longue. Il y a plein de trahisons mais c’est l’exercice du cinéma. C’est une proposition pour rencontrer ce personnage, de mieux le découvrir, son histoire et ce qu’il a accompli, sa révolution qui a changé les lois et notre regard sur la société et le monde. Tout ceci est tellement massif, qu’il y a forcément des impasses et des ellipses. Ensuite, comment nous faisons ? En restant sur l’idée de le découvrir lui, son feu intérieur et sa personnalité, ses paradoxes intérieurs et de les juxtaposer avec les grands faits qu’il a accompli : la résistance, la députation, l’Hiver 54, les premiers compagnons, la première communauté, son départ à l’étranger, le retour, la France qui a à nouveau faim dans les années 80, etc. Tout ça sont des repères historiques que nous avons conservés, alimentés par toutes les sources de son intimité. Ce sont 400 pages d’écriture, qui finissent par en faire 120 à l’arrivée, avec des regrets. Un film qui faisait presque 3 heures et que je trouvais trop long dans l’idée que je me faisais du partage en salle. J’ai dû couper des choses magnifiques comme sa contribution à l’évasion du frère du Général de Gaulle en Suisse. J’ai tourné cette séquence divine et je l’ai coupée pour des raisons dramaturgiques car nous comprenions, même sans cette scène, qui il était et ce qu’il avait fait durant cette période. J’avais envie d’un spectacle que tout le monde puisse voir, petits et grands, sans avoir à quitter la salle pour telles ou telles raisons.

« Nous voulions vraiment que Benjamin Lavernhe devienne l’Abbé Pierre »

Comment avez-vous guidé Benjamin Lavernhe pour ce rôle ?

Principalement en prenant le temps. Je ne voulais pas aller trop vite avec lui, éviter de lui proposer le rôle. Je lui ai proposé de faire des essais, de les regarder, d’en discuter, d’en refaire d’autres, de réfléchir. Ça a pris du temps. Qu’il n’a pas forcément apprécié au début mais qu’il a compris après. J’avais envie qu’il me fasse ce cadeau, non pas au sens échotique, mais que ça vienne de lui, que ça le touche lui en tant qu’être humain, plus qu’un acteur qui a envie d’avoir un rôle. J’ai aussi pris du temps pour le maquillage parce que je voulais qu’il l’incarne dans toutes les époques. C’est 7h de maquillage lorsque l’Abbé est vieux. 1h30 de démaquillage. Nous nous y sommes pris presque un an avant le tournage, où nous avons fait des tests pour s’approcher de la vérité.

Ce temps là, je savais que ça l’aiderait à rentrer dans le personnage, que l’aspect visuel est important car c’est la peau dans laquelle il va jouer, c’était un moyen d’accéder à l’âme, à son intériorité. Puis, à coté de ça, je l’ai accompagné rencontrer des communautés que j’avais repérés, en maraude de jour comme de nuit, avec les gens d’Emmaüs, je lui avais préparé un dossier thématique extrêmement précis, année par année, avec des archives de l’Abbé, des photos, du contexte historique. Un gros travail de fond, en somme. Ça l’a beaucoup nourri. Il a également visionné des documents audiovisuels pour préparer sa voix, son corps, sa démarche. Nous, nous voulions vraiment qu’il devienne l’Abbé. Ce n’était ni un rôle de composition, ni un rôle à jouer en mimétisme. C’est ce qui marche dans le film, c’est qu’on perd pied. Benjamin s’efface totalement. […] Nous avons tourné dans l’ordre chronologique au maximum. Parfois, pour des raisons de plannings, il débutait le tournage jeune et l’après-midi, il devenait vieux. Ce n’est pas facile pour un acteur mais c’est pour ça que nous avons choisi Benjamin, pour sa technique et surtout sa solidité émotionnelle, dont il n’a peut-être pas encore conscience.

Ma critique du film est à retrouver ici.

L’Abbé Pierre – Une vie de combats, le 8 novembre au cinéma.

Casting : Benjamin Lavernhe, Emmanuelle Bercot, Xavier Mathieu, Michel Vuillermoz, Chloé Stefani, Alain Sachs, Leïla Muse…

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