[INTERVIEW] – SAMBRE : ENTRETIEN AVEC ALIX POISSON : « Le viol n’est pas que l’affaire des femmes. C’est l’affaire de tous »

Adaptée de l’histoire vraie des victimes du violeur de la Sambre, histoire terrible dans laquelle une cinquantaine femmes ont été agressées et violées par le même homme sur une période de 30 ans, « Sambre » est une série audacieuse, bouleversante et absolument nécessaire. Avec une narration éclatée sur plusieurs années, nous y suivons une galerie de personnages, victimes et policiers notamment qui, à tour de rôle, vont venir confronter le spectateur à un sujet difficile, à une réalité brutale, et révéler les dessous d’une enquête qui pointe du doigt les défaillances d’un modèle de société répugnant et obsolète.
L’actrice Alix Poisson, qui incarne Christine Labot, la première victime du violeur de la Sambre, se confie sur son rôle, sa transformation physique, ainsi que son regard sur cette histoire et son évolution au cours des décennies.

De quelle façon s’approprie-t-on une telle histoire ?
On se l’approprie surtout grâce au scénario qui est magnifiquement écrit. Et en ayant en tête de faire entendre la voie de ces femmes, peu entendues à l’époque. Que le spectateur soit obligé d’entendre le chaos qu’elles sont obligées de traverser, leur détresse mais aussi leur courage. […] Quand j’ai lu le scénario, j’ai dit au réalisateur Jean-Xavier de Lestrade que cette série fera date. Ça n’a jamais été vu ou fait à la télévision et je suis d’autant plus fière que ce soit sur le service public. De raconter de manière aussi complexe, sur 30 ans, cette cartographie de la culture du viol et de montrer l’évolution des mentalités sur ce sujet, je pense que ça n’a jamais été fait. […] Rendez-vous compte, cette histoire de la Sambre, personne n’en a entendu parler. Il y a eu un procès l’année dernière me semble-t-il mais occulté par celui des attentats. Ce fut très peu couvert par les médias. Ça m’interroge.

« Le déni, c’est le seul moyen que le cerveau trouve pour survivre et ne pas mourir »

Dans la série, nous voyons votre personnage évoluer et vieillir. Comment avez-vous vécu/ressenti cette transformation physique ?

Très bien. Je viens du théâtre et c’est quelque chose qu’on peut vous demander assez souvent. Plusieurs fois, on m’a demandé de réaliser des transformations physiques (vieillissement, grossissement, travail de masque..) et j’adore ça. Comme vous disparaissez complètement, ça vous offre une liberté extraordinaire. C’est vous qui allez vers le personnage. Là, il y a eu un travail remarquable HMC (Habillage/Maquillage/Coiffure) pour la transformation du corps (mon personnage fait de la boulimie), le vieillissement et je portais des prothèses, des masques, des perruques. J’avais deux corps différents qui avaient été constitués selon les époques. 4 heures de maquillage au total étaient nécessaires, tous les matins.

C’est très long d’autant plus que c’était l’hiver et que les journées d’hiver sont plus courtes, elles ont peu de lumières donc il faut en profiter rapidement. Nous devions être prêts à tourner à 8h du matin, nous arrivions alors à 4h du matin. Le temps du HMC est un sas précieux pour les acteurs dans la journée qu’ils vont entreprendre. Parfois, il arrive qu’on prenne aussi ce temps pour discuter et rigoler, afin de se détendre. Ça peut prendre des formes différentes mais c’est une étape indispensable.

Votre personnage, Christine, s’enferme dans le déni. Son cerveau omet totalement qu’elle a été violée…
Elle a perdu connaissance. Elle ne ment pas, elle a un vrai blanc dans ce qu’il s’est passé. L’inconscient fonctionne à bloc, elle sait ce qui s’est produit. Mais ce n’est pas possible du tout d’accéder à ces pensées-là. Pour ne pas disjoncter, elle se réfugie dans ce déni. Mais le déni n’est pas conscient. C’est plus subtil. C’est le seul moyen que le cerveau trouve pour survivre et ne pas mourir. Elle est allée porter plainte tout de suite, mais comme personne ne l’écoute, personne ne l’entend, ne l’épaule et ne l’aide à accéder à cette pensée que cet homme l’a violée, que de surcroît les policiers lui signifient qu’il s’agit simplement d’une tentative de vol de sac à main, c’est psychiquement son seul moyen de survivre.

Cela l’a complètement détruite au point qu’elle n’ose plus rentrer seule la nuit, qu’elle se replie sur elle-même. Elle n’a plus jamais eu de relations amoureuses ou intimes avec un homme…
Chaque vécu est unique et chaque femme a continué d’avancer à sa façon parce qu’il n’y a pas le choix. Ça peut prendre des formes différentes. Ce qu’on sait aujourd’hui, c’est que nous pouvons avoir des séquelles protéiformes après un viol. Si on est seul, ce qui est le cas de Christine, je pense qu’on ne peut pas tout à fait revivre normalement. Christine n’a aucune aide psychologique, aucune aide de la justice donc, elle fait ce qu’elle peut. Mais je la trouve extrêmement courageuse car elle parvient à monter son salon de coiffure, elle continue de conduire, continue à élever sa fille. Elle est barricadée psychiquement et concrètement – elle passe son temps à fermer les verrous chez elle – et, en même temps, elle est restée debout. C’est ça qui me fascine. Ce sont des vies qui sont sacrifiées, amputées, mais les femmes restent debout. Il y a une scène qui me bouleverse c’est lorsqu’une des victimes confient à un inspecteur qu’elle n’a pu osé sortir seule de chez elle depuis l’âge de 25 ans. Vous imaginez le calvaire ! C’est édifiant !

« Le viol est un crime sans cadavre »

Dans la série, on s’aperçoit que beaucoup d’hommes ne prennent jamais réellement la gravité des faits, ni de la violence psychologique qui résulte de ces agressions. La société peut-elle parvenir à prendre conscience de tout ça ?

Le but de la série, ce n’est pas de stigmatiser, tous les hommes et tous les policiers réagissaient mal à cette époque-là. Le problème, c’est que tous ces gens sont le reflet d’un mode de pensée d’une société. Et comme nous sommes dans une société où nous avons tendance à minimiser le viol… Voilà le résultat. […] Alice Géraud a tendu cette phrase des centaines de fois pendant son enquête : « Oui, c’est grave, mais il n’y a pas mort d’hommes ». La phrase est folle. Les gens ne veulent pas entendre que, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de cadavre que ce n’est pas un crime. Le viol est un crime sans cadavre. C’est un crime qui vous anéantit psychiquement et physiquement aussi.

Dans la série, ce n’est pas qu’ils sont particulièrement incompétents, bêtes ou méchants, ils sont juste le reflet d’une société où on remet sans cesse en cause la parole de la femme. Et c’est encore le cas. Heureusement, ça bouge un peu. Davantage depuis MeToo. Nous avons été obligés de bouger car, d’un coup, il y a eu cette armée de femmes magnifiques qui a commencé à se lever et à parler. S’il n’y avait pas eu ça, je ne pense pas que, spontanément, les choses auraient bougé.

Il y a des scènes très dures qui ne laisseront pas les spectateurs indifférents, les mettront en colère aussi…
C’était le but. Que la série bouleverse, qu’elle dérange et qu’elle provoque une empathie folle pour toutes les personnes à qui c’est arrivé. Il faut aussi qu’elle mette en colère. Le viol n’est pas que l’affaire des femmes. C’est l’affaire de tous. Toute la société est construite de cette façon-là et il faut déconstruire ce mode de pensée et ça ne se fera qu’avec l’aide des hommes et des femmes.

C’est Jean-Xavier de Lestrade qui réalise la série. C’est votre sixième collaboration avec lui. Quel genre de réalisateur est-il et comment vous a-t-il guidée sur ce rôle ?
C’est un grand réalisateur. Il ne se pose jamais la question de savoir si c’est pour le cinéma ou pour la télévision. Alors qu’en réalité, il fait du cinéma. Avec des choix de réalisation très forts, toujours au service de ce qu’il veut défendre. De fait, quand vous travaillez avec des grands cinéastes, leur vision est tellement claire que vous avez juste à vous laisser porter. Vous pouvez leur faire une confiance totale car vous savez déjà que dans le choix du cadre, dans la façon de filmer, ils sont déjà en train de raconter une histoire. Vous, vous vous inscrivez alors dans cette histoire. Sur ce personnage en particulier, nous avons beaucoup cherché parce qu’il y a cette problématique particulière du déni. Le déni c’est subtil à traiter, il n’y a rien de spectaculaire. De l’extérieur, vous pouvez penser que la personne vit à peu près normalement. Jusqu’à ce que ça se fissure. Comme il fallait qu’on ait quand même accès à elle et à son chaos, nous avons fait plein de prises, dans des versions différentes. Nous avons beaucoup cherché. C’est ça qui était super avec Jean-Xavier. Il n’y a pas, au départ, un souci d’efficacité. Nous sommes là pour chercher et, au bout d’un moment, on trouve. C’est rare en télévision, de prendre le temps et d’avoir ce temps. La séquence du commissariat dans l’épisode 1, nous y avons passé toute l’après-midi pour, au final, réaliser 14 prises sur moi et 14 sur le policier incarné par Pascale d’Inca. Ça permet un lâcher prise, une liberté et d’être fatigué aussi. Car, quand la fatigue arrive, vous laissez échapper des choses capables de servir votre jeu.

Sambre, actuellement en diffusion sur France Télévision.

Synopsis :
Fin des années 80, dans le Nord de la France, des femmes sont violées tôt le matin, toujours de la même manière, sur la même route, le long de la rivière Sambre. Les policiers ne prennent pas la mesure de ces agressions et ne font pas le lien entre elles. La justice est débordée devant les dossiers qui s’accumulent. Il faudra trente ans pour arrêter un homme qui n’a jamais cessé d’agresser les femmes et qui est responsable d’au moins 54 viols ou agressions sexuelles.

Librement adaptée de l’ouvrage éponyme d’Alice Géraud retraçant la progression de l’enquête et ses répercussions depuis les années 1980 jusqu’à 2018, avec les débuts de l’ère #metoo.

Casting : Alix Poisson, Clémence Poesy, Julien Frison, Olivier Gourmet, Pascale d’Inca, Pauline Parigot, Noémie Lvovsky, Pierre Perrier, Jonathan Turnbull…

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