Il y a des films au cinéma, ou des séries à la télévision, qui possèdent des instants grâce ultime, des instants qui survolent toute une production, des instants magiques qui, vous le savez, resteront gravés dans le marbre. Dernièrement, ce fut la séquence mettant en scène Laurent Lafitte (Bernard Tapie) et David Talbot (Procureur Eric de Montgolfier) dans l’épisode 6 de la série « Tapie » ; vingt minutes d’échanges tendus entre sarcasme et domination verbale, subtil et intelligent. Aujourd’hui, c’est « Machine », la nouvelle série de Fred Grivois, qui s’offre un moment de télévision rare.
À la fin de l’épisode 3, un face-à-face de haute intensité entre Sébastien Lalanne et Joey Starr, l’un venant donner la mort à l’autre, après une discussion sur le capitalisme et le régime nazi, discussion aussi effrayante que percutante. L’acteur Sébastien Lalanne en garde un souvenir impérissable. Plongez à ses côtés dans les coulisses de la fabrication d’une scène mémorable…
« Construire ce personnage ne s’est pas fait d’un point de vue psychologique »
Avant de parler des coulisses de l’épisodes 3, parlez-nous de la façon dont vous avez construit votre personnage, son look, sa démarche et sa manière de s’exprimer…
Je vais pouvoir citer des gens extraordinaires dont Marion Moulès et Matthieu Camblor, les costumiers, des gens avec lesquels j’ai travaillé par le passé et qui sont des professionnels hors-normes. Construire un personnage, ce n’est pas qu’à l’intérieur, c’est aussi à l’extérieur. Je le dis car eux apportent des propositions fortes et des solutions. Ils ont toujours une vision des choses intéressante, et c’est toujours une collaboration. Ce qui n’est pas toujours le cas. Il y a des personnages que vous avez envie de construire en vous investissant pleinement et, son image, elle compte. Si je joue un flic, je n’ai pas envie d’être habillé qu’en flic, ce n’est pas la part du personnage qui m’intéresse. Je souhaite raconter autre chose de sa personnalité à travers ses vêtements. Marion et Mathieu connaissent mon corps par cœur et ils savent l’habiller.
Ce personnage est un homme d’action qui travaille dans les ministères et, Fred Grivois, le réalisateur, n’avait d’ailleurs pas le désir qu’on voit que c’est un homme d’action. C’est plus effrayant de voir un légionnaire, habillé en costard. On se demande comment il est passé de l’un à l’autre, et ce qu’il y a sous le costume. Voir un ancien légionnaire mais dont vous voyez les tatouages et habillé en tee-shirt, ça rassure parce qu’il est toujours au même endroit. Un homme qui n’est pas au même endroit, moi, ça m’inquiète. Fred Grivois était d’accord avec ça, moi aussi, et je serais même aller plus loin en mettant un costard hyper classe comme ceux des Ministres. Mais l’idée de l’imperméable était mieux car c’est le vrai vêtement d’un fonctionnaire de préfecture. Ensuite, c’est un personnage de l’ombre donc ce n’est pas difficile à construire. Il faut être dans l’ombre mais autonome. Dans toutes les séquences, je fais ma vie. Je ne suis concerné par rien. Construire ce personnage ne s’est pas fait d’un point de vue psychologique, ni par rapport à un background, mais plutôt de savoir quelle était sa fonction administrative. Puis, vous réagissez à ce qui se passe.
Enfin il y a eu des discussions sur l’anglais. Moi je suis positionné ainsi : il parle anglais, il n’a aucune raison de ne pas parler cette langue, mais il n’a pas d’accent.
« Vous savez que vous avez rendez-vous avec quelque chose qui n’arrive pas tous les jours en tant que comédien »
À la fin de l’épisode 3, vous piégez le personnage de JP, chez lui, afin de l’éliminer. S’ensuit un long affrontement verbal entre vous deux. Un face à face froid et haletant. Une scène importante. Comment se prépare-t-on, en amont, à tourner une telle séquence qui dure près de 10 minutes ?
Fred a tenu à ce qu’on se rencontre avant le tournage. Nous nous sommes rencontrés et nous avons fait une lecture de la scène. Nous nous sommes ensuite revus sur le tournage, dans des scènes à l’intérieur de l’usine. Pour moi, Joey Starr est un grand acteur. Il fait partie de ces gens qui me touchent profondément. Je n’ai pas de fan attitude mais je le trouve incandescent, brillant. La veille de tourner notre séquence, nous nous sommes vus, nous avons mangé ensemble et nous avons discuté, de tout et de rien. En arrivant sur le tournage, il n’y avait pas eu de grande préparation. Fred nous a simplement présenté le décor, désigné les deux chaises pour le face à face et nous a dit, surtout à moi : « tu vas où tu veux ». J’aurais pu me lever, aller me laver les mains dans la cuisine. Lorsqu’on vous offre une telle liberté, ça vous donne une grande responsabilité de jeu.
Très vite, j’ai compris que le jeu passerait par les regards avec Joey Starr qui lui, est attaché et ne peut pas bouger. Alors, pourquoi aller ailleurs ? Il n’y avait aucun intérêt, ça aurait affaibli la scène. L’intensité de la personne en face est telle qu’on n’a pas besoin de s’imaginer quoi que ce soit d’autre, on est en face du personnage. Là, c’est la rencontre entre deux hommes que tout oppose mais qui s’admirent. En tout cas, mon personnage admire les convictions défendues par JP. Vous savez que vous avez rendez-vous avec quelque chose qui n’arrive pas tous les jours en tant que comédien. Quel cadeau !
Vous aviez donc une liberté totale sur cette scène ?
Dans cette scène, nous avons des choses à nous dire, sérieuses, profondes, dures. Je n’avais pas à me balader. La liberté que Fred nous laisse c’était davantage une manière de nous laisser une place pour proposer des choses que lui n’aurait pas vues.
Vous savez, jouer, à un moment, ça devient philosophique. Une tranche de vie. Jouer, ce n’est pas simplement débiter son texte, se déplacer et répondre à la commande. Je fais ce métier car vous accédez à une part d’humanité. Ce qui était le cas ici. De fait, vous n’allez pas faire des déplacements ou des mouvements inutiles.
Le début est très intéressant car on ne vous voit pas avant que vous soyez assis. Dans les premières secondes, il y a simplement des gros plans sur votre main en train de remettre le col du pull de Joey Starr, en train de prendre un mouchoir pour relever une chaise au sol et poser votre veste sur le dossier de celle-ci. Ça participe au danger que vous représentez et au mystère entourant votre personnage… Lorsqu’il s’agit simplement de gestuelle comme ici, une partie exigeante, est-ce plus difficile ?
Effectivement, mettre une chaise quand vous savez qu’on filme vos mains, ça devient une chorégraphie, une danse. Il faut également proposer un personnage dans un geste et, en même temps, ne pas trop en faire, afin que ça ne soit pas caricatural. Dans « True Romance », vous avez Christopher Walken qui interroge, il a une sorte de grâce, il met un temps fou, il est assis, il rigole, ça participe au personnage mais il y a aussi une sorte de jubilation à faire ça. […] Puis, vous êtes dans le personnage alors, vous vous demandez ce que vous feriez si vous étiez lui. Je prends mon temps, je suis bien. Mon personnage est d’un cynisme total et d’un mépris absolu, même si à la fin il est amoureux de l’autre car ils sont les deux mêmes personnes d’un bord opposé, ils auraient pu être amis s’ils avaient été dans le même camp.
Il sait qu’ensuite, il va se taper des baltringues dans l’usine. Là, il a un adversaire, un vrai. Au début, il est donc méprisant comme un prédateur autour de sa proie, tout en restant poli, très british. La façon de ramasser la chaise, c’est déjà ça, c’est dépassionné, il n’y a pas d’humeur. Ça crée une tension. Votre main raconte quelque chose.
Manipuler les objets comme le matériel pour la seringue de drogue, ça c’était plus difficile. Et vous savez aussi qu’au montage, vous n’allez pas passer 3 heures sur cette seringue. Dans la vie, vous savez qu’il y a plein de petits gestes à effectuer. À l’image, ce n’est pas beau. Donc, vous avez une chorégraphie à apprendre et c’est complexe à préparer, à manipuler.
Il y a eu des gestes improvisés ?
Il y a la baffe que je mets à Joey Starr. Sur le script, il était noté : « il le réveille ». Mais ça veut dire quoi ? Quand j’effectue ce geste-là, même avec la main molle, je sais pertinemment ce que je suis en train de faire. Lui est tellement dans la scène qu’il l’accepte. Il m’a regardé en deux réactions, la première, qu’est-ce que tu fais ?, la seconde avec son personnage, qui réagit comme si c’était imprévu. Il la reçoit et réagit en nature avec son personnage ainsi que la position dans laquelle il est actuellement. Après la scène, il m’a dit : « vas-y j’aime ça ». Il aimait le jeu que ça proposait. Je le redis mais j’ai eu un coup de foudre pour lui.
« La meilleure manière de se concentrer c’est de faire le con car votre cerveau vous le débranchez »
Est-ce que les changements d’angles de caméra sont des périodes difficiles ? Et de fait, est-ce complexe de parvenir à rester dans l’énergie de la scène, à la retrouver, à retrouver les émotions à transmettre quand vous reprenez ?
De mon souvenir c’était le champ sur l’un puis sur l’autre. Il y a des moments où vous fatiguez mais vous savez que c’est découpé et vous pouvez reprendre. Il y a une part de liberté là-dessus. Nous avons fait aussi des plans séquences. Je n’ai pas vu la matinée passer. Ça a été un voyage intense. Vous arrivez chargé et vous l’êtes pour la matinée. Mais Joey est un partenaire tellement incroyable ! Même lorsque la caméra n’est pas sur lui, il est là, présent. Il ne sort pas de la scène. Il ne pense pas à ce qu’il va faire après la scène, qui a des coups de fils à passer entre deux prises. Il est là pour vous ! Car ils savent que ces moments précieux, ils ne les vivront pas dans la vie.
[…] Lorsque vous changez d’axe, vous devez aussi changer les lumières, etc. alors, vous allez marcher, prendre un verre d’eau mais ça fait du bien d’être perturbé et c’est nécessaire de l’être. La concentration ce n’est pas de la crispation. La meilleure manière de se concentrer c’est de faire le con car votre cerveau vous le débranchez. Et quand vous le rebranchez au moment de la scène, il se reprend tout dans la figure, en ne sachant pas ce qui arrive. C’est impossible de rester 4 heures focus.
Il y a peu de plans larges sur cette scène, quasiment que des gros plans sur vos visages. Est-ce qu’on fait davantage attention à ce qu’on va dégager ? Comment appréhendez-vous les tournages en gros plan ?
Vous ne jouez pas de la même manière si un personnage est filmé de près ou de loin. Quand on est dans un intérieur, tout est concentré et il n’y a pas de perturbations extérieures. Il y a une équipe, et elle a aussi l’intensité que vous lui donnez et elle vous donne de l’intensité en fonction du regard qu’elle porte sur vous. Le cadre est travaillé. Si vous bougez de 10 cm, ça change les choses pour la personne qui tient la caméra donc, vous êtes en complicité avec les gens. D’ailleurs, quand nous avons fait les plans sur Joey Starr, je l’ai redécouvert. Il avait un regain d’intensité, ce qui est normal et, en le regardant, j’étais impressionné. […] Un mauvais acteur, quelqu’un qui se connaît mal, qui n’a pas la densité de jeu de Joey Starr, par exemple, va faire des mimiques, va convoquer le jeu. Lui, il ne convoque rien. Vous pensez que c’est quelqu’un qui ne fait rien mais parce qu’il convoque sa vie entière au moment où il est là, qu’il vous regarde. Dans son œil, il y a tout son vécu et il le met au service du jeu.
Mon interview avec le réalisateur Fred Grivois est à retrouver ici.
« Machine » dès le 11 avril sur ARTE.
Synopsis :
Une jeune femme à la silhouette frêle, le visage dissimulé sous un épais sweat à capuche descend sur le quai d’une petite gare de province. Elle est venue se cacher : une unité de commandos de la DRSD (Direction du Renseignement et de la sécurité de la Défense) est à ses trousses. Elle hérite du surnom de « Machine » et d’un poste à la maintenance de la chaîne de production d’une usine d’électroménager. Mais la menace de délocalisation plane dans ce dernier bastion industriel et celle qui voulait faire profil bas se retrouve prise dans les feux de la révolte qui anime bientôt les ouvriers. Ce que ne savent ni les actionnaires coréens, ni l’émissaire du gouvernement, ni la préfète, ni la patronne des syndicalistes, c’est que cette petite intérimaire, avec ses dreadlocks et son attitude à la Clint Eastwood, est une ancienne des forces spéciales, rompue aux arts martiaux et au maniement des armes. Du combat solitaire au combat solidaire, Machine, qui sait déjà se battre, va apprendre à lutter.
Casting : Margot Bancilhon, Joey Starr, Guillaume Labbé, Hiba El Aflahi, Alexandre Philip, Michaël Abiteboul, Anne Benoit, Sébastien Lalanne, Alysson Paradis, Hubert Delattre, David Grolleau, Guang Huo…